Un art de l’équilibre
La réconciliation entre éthique et politique
Marc Imbeault
Division des études permanentes
Collège militaire royal du Canada
Jusqu’à quel point l’homme politique doit-il et peut-il se soumettre aux impératifs de la morale? Est-il possible de concevoir la politique comme une branche de l’éthique? Existe-t-il une doctrine morale compatible avec les impératifs du pouvoir? C’est pour tenter de répondre à ce genre de questions que nous proposons cette réflexion sur l’éthique et la politique. Pour tenter d’élucider les termes de cette problématique nous nous sommes appuyés sur plusieurs réflexions déjà existantes, mais nous devons surtout reconnaître notre dette vis-à-vis du philosophe français Julien Freund[1] à partir duquel notre réflexion s’est formée.
Nous tenterons d’abord de cerner le concept de politique à partir de ses présupposés essentiels. Nous essaierons ensuite de présenter tour à tour deux solutions paradigmatiques du problème de la relation entre éthique et politique : celles de Machiavel et de Kant. Nous discuterons ensuite la solution proposée par Freund en essayant d’en montrer la pertinence et les limites, notamment en ce qui concerne le rôle des forces armées.
1. L’essence du politique
Le politique, selon les dictionnaires Robert et Lalande, désigne ce qui est relatif au gouvernement et à l’État, tandis que la politique est plutôt l’art de gouverner et, surtout dans les démocraties modernes, l’art de conquérir le pouvoir. Cette définition, bien qu’incomplète, met en lumière la différence entre ce qui demeure stable dans l’activité politique à travers le temps – le politique – et ce qui se transforme continuellement et lui donne du relief – la politique. Ce que l’examen des événements politiques révèle c’est la stabilité de la problématique du pouvoir à travers le temps[2].
Pour Julien Freund, le politique fait partie d’une constellation d’activités humaines fondamentales et irréductibles les uns aux autres comme la morale, la religion, l’art, l’économie ou la science.
« […] on trouve dans toute collectivité politique quelle qu’elle soit et sans en excepter aucune, des constantes et des réalités immuables qui tiennent à sa nature même et font qu’elle est politique. Ces constantes sont indépendantes des variations historiques, des contingences spatiales et temporelles, des régimes et des systèmes politiques »[3].
Selon Freund, la politique correspond à une orientation vitale, sans laquelle l’être humain ne serait plus lui-même[4]. D’après Sébastien de la Touane, la position de Freund se rapproche de celle défendue par Aristote[5] :
« Comme toute essence, la politique correspond à une donnée de la nature humaine; cette donnée étant la société. De ce point de vue, Freund se situe politiquement dans la lignée d’Aristote, selon lequel ‘l’homme est un être politique, naturellement fait pour vivre en société’. Ce que Freund interprète comme signifiant : ‘1) que l’homme est un être politique par nature, donc que le politique est essence et non convention, 2) qu’un être sans cité n’est pas un homme mais, ou bien un être inférieur, un animal ou bien un être supérieur, un Dieu et 3) que l’état politique est spécifique, originaire, qu’il ne dérive pas d’un état antérieur ».[6]
La question pour Freund est dès lors de cerner le concept de politique en en recherchant les principaux présupposés – ce qui fait qu’une activité est ce qu’elle est, et pas autre chose. « Il existe des conditions préalables à la politique, qui font qu’elle est politique, de sorte que si ces conditions font défaut, la relation sociale n’est plus proprement politique[7] »
La politique peut prendre des formes très diverses – l’histoire en est témoin –, mais elle présuppose partout un certain nombre d’oppositions fondamentales. D’après Freund, ces oppositions fondamentales sont au nombre de trois : le commandement et l’obéissance, le privé et le public, l’ami et l’ennemi. Chaque opposition étant à l’origine d’une dialectique qui lui est propre.
La dialectique du commandement et de l’obéissance est à la base de toute relation de pouvoir. Il peut exister une myriade de procédures servant à désigner celui ou ceux qui commandent, mais il y a toujours quelqu’un qui commande. Dans les systèmes démocratiques évolués, le commandement est confié à une assemblée élue. C’est pourquoi nous disons qu’une telle assemblée est souveraine. Elle peut faire et casser la loi. Son pouvoir s’étend aujourd’hui à l’ensemble de la société. L’existence du commandement est donc une donnée incontournable de la vie politique moderne. On peut se demander dans quelle institution il se situe réellement au plan national et international, on peut même souhaiter qu’il disparaisse, mais sa présence est incontestable.
La différence entre le privé et le public est un autre présupposé du politique. On peut l’appréhender de manière intuitive : nous avons tous une existence privée, n’appartenant qu’à nous et une autre existence, publique, où nous partageons avec les autres des intérêts communs, ceux de la cité. C’est dans la sphère publique que se déroule la politique, c’est là que se trouve son domaine propre. Seuls les régimes totalitaires tentent de réduire l’espace privé à l’espace public. Dans ces régimes la politique occupe une place disproportionnée, tout y devient politique, y compris la vie privée des individus, contraints d’adopter dans tous les aspects de leurs existences des comportements approuvés par le pouvoir politique. Dans les cas extrêmes, l’État met en place un système de surveillance et de contrôle pour garantir la rectitude politique des citoyens, y compris au niveau de la pensée.
Le dernier présupposé du politique est aussi celui qui a suscité le plus de polémique, il s’agit de la dialectique de l’ami et de l’ennemi[8]. Il s’agit probablement de la plus significative des oppositions politiques. Il n’y a, en effet, pas de politique sans ennemi. L’écrivain qui le plus clairement identifié l’importance de la discrimination entre l’ami et l’ennemi en politique est certainement le juriste allemand Carl Schmitt[9]. Voici comment il présente la situation :
« La distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi. Elle fournit un principe d’identification qui a valeur de critère, et non une définition exhaustive ou compréhensive. Dans la mesure où elle ne se déduit pas de quelque autre critère, elle correspond, dans l’ordre du politique, aux critères relativement autonomes de diverses autres oppositions : le bien et le mal en morale, le beau et le laid en esthétique, etc.[10] »
De nos jours, l’ennemi de l’OTAN, par exemple, n’est plus un État ou un groupe d’État préconisant une idéologie particulière, le Pacte de Varsovie, mais un amoncellement de groupes plus ou moins organisés en réseau, une « mouvance », dont le visage emblématique – celui d’Ousama Ben Laden – hante périodiquement les écrans de télévision du monde entier et dont la voix, « suranalysée » par les agences de renseignement, semble être dorénavant la seule marque tangible de l’existence. Mais, peu importe l’évanescence de l’ennemi d’aujourd’hui, il est bien là et agissant. En ce sens, nous vivons une époque de l’histoire mondiale éminemment politique, même s’il n’y a plus qu’une seule superpuissance. La guerre contre le terrorisme menée par les États-Unis et ses alliés n’est pas fondamentalement religieuse, mais bien politique puisque la relation ami-ennemi en détermine la marche.
« La guerre, ce moyen extrême de la politique, rend manifeste cette éventualité d’une discrimination de l’ami et de l’ennemi sur quoi se fonde toute notion politique, et elle n’a de sens que pour autant que cette discrimination subsiste comme une réalité, ou pour le moins virtuellement, au sein de l’humanité. En revanche, une guerre menée pour des motifs prétendus purement religieux, purement moraux, purement juridiques ou purement économiques serait une absurdité.[11] »
L’opposition ami-ennemi est irréductible d’après Schmitt à celle qui oppose le croyant et l’incroyant, le prolétaire et le bourgeois ou les bons et les mauvais. Une guerre n’est pas une entreprise nécessairement pieuse, rentable ou éthique. Il peut arriver cependant que des antagonismes religieux, moraux ou économiques deviennent politiques en s’aggravant. Si c’est le cas, l’antagonisme décisif, conclut Schmitt, n’est plus d’ordre purement religieux, moral ou économique, mais politique. En ce sens, ce n’est pas en tant que groupe musulman que l’Amérique combat Al-Qaïda : elle combattrait de même tout groupe qui utiliserait la force contre elle et la menacerait de mort.
2. Le réalisme de Machiavel[12]
Au début de sa République, Platon[13] essaie de démontrer que les sophistes ont eu tort de défendre le droit du plus fort. Socrate tente de réfuter Thrasymaque qui soutient qu’il est important de paraître juste mais pas de l’être réellement. De son côté, Aristote a consacré un livre entier de ses Politiques aux procédés que l’on doit utiliser pour aider les régimes politiques déviants ou corrompus à se maintenir parce qu’ils sont un moindre mal par rapport à l’anarchie. C’est toutefois Machiavel qui a le mieux exprimé les contradictions entre morale et politique dans Le Prince. Voici ce qu’il en dit dans un paragraphe capital du Livre XV :
« Il reste à voir maintenant de quelle façon un prince doit se comporter à l’égard de ses sujets ou de ses amis. Je sais que beaucoup d’encre a été répandue sur ce point; aussi, je crains qu’on ne me juge présomptueux si à mon tour je m’y emploie, d’autant plus que mon opinion sur ce sujet s’éloignera des précédentes. Mais comme j’ai l’intention de servir ceux qui m’entendront, il m’a paru nécessaire de m’attacher à la vérité effective de la chose, plus qu’à l’imagination qu’on peut s’en faire. Beaucoup en effet se sont imaginé des républiques et des principautés que jamais personne n’a vues ni connues réellement. Mais la distance est si grande entre la façon dont on vit et celle dont on devrait vivre, que quiconque ferme les yeux sur ce qui est et ne veut voir que ce qui devrait être apprend plutôt à se perdre qu’à se conserver; car si tu veux en tout et toujours faire profession d’homme de bien parmi tant d’autres qui sont le contraire, ta perte est certaine. Si donc un prince veut conserver son trône, il doit apprendre à savoir être méchant, et recourir à cet art ou non, selon les nécessités. »[14]
Machiavel fait ici implicitement allusion à Platon et à ses successeurs idéalistes et utopistes (qui décrivent longuement des sociétés justes qui n’existent pas et, dans son esprit, n’existeront jamais) et affirme que celui qui veut toujours se comporter en homme de bien court à sa perte car, contrairement à ce que voudrait la théorie – ou l’utopie –, il est entouré de méchants qui n’hésiteront pas à utiliser tous les moyens nécessaires pour l’empêcher de contrecarrer leurs projets. C’est pourquoi Machiavel en conclut que le « Prince », paradigme de l’homme politique, non seulement peut revenir sur la parole donnée, mentir ou même assassiner, mais doit en avoir le courage, le cas échéant.
Ainsi Machiavel a-t-il justifié le règne de César Borgia en Romagne. Lorsque Borgia prend le pouvoir la province est livrée depuis plusieurs années au brigandage et à la rapine : ce sont les criminels qui y font la loi. Le pouvoir en place n’a ni la volonté ni la force de mettre un terme à ces exactions et tout le monde en souffre. Pour faire face à cette situation, Borgia nomme à la tête de sa police Rémy d’Orque, un chef cruel et expéditif qui exerce une répression sans pitié. Il s’ensuit une pacification rapide de la province : les bandes de brigands sont dissoutes et leurs membres fuient aux quatre coins de l’Italie – lorsqu’ils le peuvent… Conscient des excès commis pendant cette période et sachant que son nom y était associé, Borgia se débarrasse alors d’Orque et instaure des tribunaux réguliers. Dans le peuple, on est certes surpris de la disparition soudaine d’Orque, mais on se réjouit de bénéficier enfin de la paix et de la justice restaurée. Après avoir examiné en détails comment César Borgia[15] a fait face aux difficultés inhérentes à l’exercice du pouvoir dans la plus mauvaise des configurations : celle d’un prince nouveau porté au pouvoir par l’argent et les armes d’autrui, le philosophe conclut avec l’art de l’euphémisme qui le caractérise :
« Ayant de la sorte rassemblé et examiné toutes les entreprises du duc[16], je ne saurais lui adresser aucun reproche. Il me semble au contraire digne d’être proposé en modèle, comme je l’ai fait, à tous ceux qui, par un effet de la fortune, ou se servant des armes d’autrui, se sont élevés au principat. Car, appliquant la grandeur de son caractère à l’accomplissement d’un haut dessein, il ne pouvait se comporter autrement […]. Celui donc qui […] désirera neutraliser ses ennemis, s’attacher des amis, vaincre par force ou par ruse, se faire aimer et craindre du peuple, se faire obéir et respecter de ses soldats, éteindre ceux qui peuvent ou doivent lui nuire, transformer les institutions anciennes, être sévère et pourtant populaire, magnanime et libéral, dissoudre une milice infidèle pour en créer une neuve, conserver l’amitié des rois et des princes, de sorte qu’ils soient empressés à le servir et prudents à l’offenser, celui-là ne trouvera point d’exemples plus récents que les actions de César Borgia.[17] »
Pour Machiavel, peu importe que César Borgia ait pu « passer pour cruel », il a pacifié la Romagne. Dans une interview radiophonique récemment diffusée par la Société Radio-Canada, un commentateur politique disait la même chose, presque mot pour mot, en remplaçant la Romagne par Israël et César Borgia par… Ariel Sharon!
3. La riposte kantienne
Le réalisme de Machiavel a été maintes fois critiqué. Frédéric II, scandalisé pendant sa jeunesse par la lecture de Machiavel a même publié un Anti-Machiavel inspiré par la philosophie des Lumières[18], dans lequel il tente de démontrer que les assertions du philosophe florentin au sujet de la nécessaire immoralité du prince sont fausses et que l’efficacité en politique ne peut justifier l’usage de tous les moyens. Ce qui ne l’empêchera pas de mener par la suite une politique empreinte de réalisme[19].
Mais le plus vigoureux critique de Machiavel a probablement été le philosophe Emmanuel Kant[20] qui, dans son traité sur la paix perpétuelle[21] publié en 1794, s’attaque directement à ses concepts fondamentaux. D’après Kant, la politique doit être subordonnée à la morale. Les « moralistes politiques », ceux qui utilisent la sophistique pour justifier les crimes qu’ils commettent dans l’exercice de leurs fonctions, doivent être distingué des « politiques moraux » qui agissent en conformité avec la loi morale. Cette dernière peut être formulée de différentes façons, mais peut être ramenée à un principe suprême selon lequel tout être humain est une fin en soi et ne peut donc être utilisé simplement comme un moyen, la dignité humaine devant donc toujours primer sur toute autre considération, y compris celles relatives à la raison d’État.
Mais toute révérence due au philosophe et à son idée qui, notons-le, a pu inspirer des institutions aussi importantes que la Société des Nations et l’Organisation des Nations-Unies, l’essentiel de sa démonstration – sans les annexes sur l’éthique – est présenté dans des termes que ne désavouerait pas un machiavélien. En effet, si la paix perpétuelle que Kant appelle de ses vœux doit être réalisée, c’est simplement que la Nature (je reviendrai ultérieurement sur ce terme) ayant mis les hommes dans l’obligation de vivre ensemble au sein d’ensembles culturels et politiques distincts, il faut bien que ceux-ci dans leur intérêt même réussissent à établir des traités de paix à long terme et à former une fédération d’états ultimement destinée à couvrir la terre entière.
Mais pourquoi cette division entre peuples? Pourquoi – et comment – la Nature a-t-elle permis cette division? La réponse de Kant se développe en deux étapes. Première étape : la Nature « a mis les hommes en état de vivre dans tous les climats[22] ». Deuxième étape : « Elle les a dispersés au moyen de la guerre [c’est moi qui souligne] afin qu’ils peuplassent les régions les plus inhospitalières.[23] » La guerre, en effet, est selon Kant si consubstantielle à l’être humain qu’elle « n’a pas besoin de motif particulier [et] passe même pour un acte de noblesse, auquel doit porter l’amour seul de la gloire, sans aucun ressort de l’intérêt[24] ».
Jusque-là rien de bien surprenant si l’on entend par Nature quelque phénomène naturel relevant d’une combinaison de causes physiques, d’histoire et de psychologie. Sauf que pour Kant « Nature » signifie en fait Providence, ce qui signifie en termes clairs que c’est Dieu lui-même qui a voulu que les hommes se divisent et se combattent. La guerre comme moyen de la Providence? Même les « moralistes politiques » n’oseraient pas aller aussi loin.
La Nature-Providence n’a toutefois pas besoin des hommes pour s’imposer et même leurs fautes peuvent servir son dessein, un mécanisme qui, comme nous allons le voir, s’applique même lorsqu’il s’agit de faire advenir la paix perpétuelle.
« Quand je dis que la Nature veut qu’une chose arrive, cela ne signifie pas qu’elle nous en fait un devoir : il n’y a que la raison pratique qui puisse prescrire à des êtres libres des lois sans les contraindre ; mais cela veut dire que la Nature le fait elle-même, que nous le voulions ou non[25]. »
Mais si la morale ne sert de rien pour diviser les hommes et si ceux-ci sont impuissants devant ce dessein supérieur de la Nature-Providence, elle doit être nécessaire pensera-t-on pour combattre ces instincts malins? C’est là que l’argumentation de Kant devient proprement machiavélienne car c’est bel et bien la nature – et non la morale – qui « contraint [les hommes] à contracter des relations plus ou moins légales ». D’abord en les poussant à se donner une constitution, puis en gardant les états séparés (en empêchant qu’un seul état n’engloutisse les autres), enfin en se servant de l’intérêt des peuples pour les obliger à s’unir (en une fédération d’états). Et ce mécanisme s’applique que les hommes fassent ou non preuve de sens moral comme Kant l’affirme sans ambages dans une phrase devenue célèbre :
« Le problème d’une constitution, fût-ce pour un peuple de démons (qu’on me pardonne ce qu’il y a de choquant dans l’expression[26]), n’est pas impossible à résoudre, pourvu que ce peuple soit doué d’entendement[27]. »
L’entendement – est non la morale – voilà ce qui est nécessaire pour que les peuples « marchent vers la paix ». Comme le répète Kant, ce problème « n’exige pas qu’on obtienne l’effet désiré d’une réforme morale des hommes ».
« Il demande uniquement comment on pourrait tirer parti du mécanisme de la nature pour diriger tellement la contrariété des intérêts personnels, que tous les individus, qui composent un peuple se contraignissent eux-mêmes les uns les autres à se ranger sous le pouvoir coercitif d’une législation, et amenassent ainsi un état pacifique de législation[28]. »
Et quand Kant parle d’intérêt, il s’agit de l’intérêt le plus matériel qui soit, de l’intérêt économique, comme il le précise un peu plus loin.
« [la Nature] se sert […] de l’esprit d’intérêt de chaque peuple pour opérer entre eux une union […]. Je parle de l’esprit de commerce qui s’empare tôt ou tard de chaque nation et qui est incompatible avec la guerre. [Les États] se voient [ainsi] obligés de travailler au noble ouvrage de la paix quoique sans aucune vue morale ; et quelque part que la guerre éclate, de chercher à l’instant même à l’étouffer par des médiations comme s’ils avaient contracté pour cet effet une alliance perpétuelle […][29]. »
Ainsi c’est au profit de l’esprit de commerce bien compris que se trouve mise l’idée de Paix Perpétuelle. Il faut bien l’avouer, il y a là une « modernité » que les actuels tenants du libéralisme économique ne désavoueraient pas, même si peu d’entre eux ont jamais pris la peine d’aller chercher chez Kant de l’eau à leur moulin. La cause est donc entendue. Nulle trace de morale dans la démonstration de Kant. Mais comment dès lors concilier ce texte avec celui des deux passages sur l’éthique qui le suivent immédiatement. La réponse est simple et, comme l’a très bien vu Weber, elle tient dans la religion. Pour le piétisme de Kant en effet, la morale n’a pas pour but de « changer le monde » mais bien plutôt et seulement de mettre l’être humain en accord avec les lois divines. Elle s’affirme, le monde dût-il en périr comme l’exprime la maxime latine Fiat justitia, pereat mundus[30], dont Kant juge qu’elle « tranche courageusement tout le tissu de la ruse ou de la force ».
Pereat mundus… Certes le politique ne saurait se résigner à cette conséquence extrême de la morale kantienne qui exprime par ailleurs l’un de ses aspects les plus dérangeants, à savoir son indifférence aux conséquences. Or il est loisible de penser que la politique a essentiellement à voir avec les conséquences[31]. Certains penseurs – au premier rang desquels Weber – pensent que la morale politique, s’il en est une, doit être une « morale de responsabilité » centrée sur les conséquences de l’action. En ce sens, les seules bonnes intentions ne peuvent pas justifier l’homme politique, il doit, en plus, s’assurer que ces décisions auront pour conséquence le bien commun. Ce qui veut dire, en clair, que le politique est toujours soumis à la loi morale mais qu’il a, en plus, des responsabilités étatiques qui peuvent l’obliger à mettre de côté sa « conscience » pour prendre en compte le bien de son pays.
Car il faut bien considérer ce que supposerait en politique une morale de type kantien. Serait-il même encore possible de se défendre contre une agression? Cela est douteux puisque les soldats deviennent alors les instruments du politique à un prix qui peut atteindre des niveaux presque insupportables pour la nation elle-même comme cela a été le cas pendant la Première Guerre mondiale. Dans la Première section de son projet, Kant stipule d’ailleurs que « les troupes réglées [c’est-à-dire régulières] doivent être abolies avec le temps » étant donné qu’elles tendent toujours à s’accroître, rendant ainsi la paix « plus onéreuse qu’une courte guerre » et que, par ailleurs, « être pris à la solde pour tuer ou pour être tué, c’est servir d’instrument ou de machine dans la main d’autrui », un usage incompatible avec « les droits que la Nature donne aux hommes sur leur propre personne[32]. »
Il est vrai que la conscription permet de se donner bonne conscience et que l’on parle quelquefois à son sujet de « nation en armes » mais d’une part les conscrits ne « signent » pas pour la guerre mais seulement – et pas toujours de bon cœur – pour le service militaire, d’autre part la notion de volonté générale qui se dessine en filigrane sous la notion de nation, et surtout de nation en action, ne va pas de soi et nous verrons que le philosophe Julien Freund – un machiavélien – la considère comme une pure fiction, peut-être utile en droit mais dénuée d’efficacité politique[33].
Ce n’est donc pas forcément aller contre la doctrine de Kant dans son ensemble que de soutenir qu’elle suppose en fait une distinction radicale entre la morale telle qu’il l’entend lui-même et la politique, distinction que seule sa conception religieuse très particulière du monde est en état de combler. Voici d’ailleurs ce qu’il en dit lui-même :
« Je l’avoue, s’il n’y a ni liberté ni loi morale qui en découle [c’est moi qui souligne, il s’agit évidemment de la loi morale au sens de Kant, ce que Weber appellera « morale de conviction »] ; si tout ce qui peut arriver n’est qu’un simple mécanisme de la nature, toute la science pratique se réduira à la politique, c’est-à-dire à l’art de faire usage de ce mécanisme pour gouverner les hommes […][34]. »
Bien entendu, si la morale de Kant ne peut être respectée au sens strict en politique, elle n’est pas pour autant disqualifiée en tant que telle et peut parfaitement constituer, même pour l’homme politique, un modèle de comportement, peut-être inaccessible mais pouvant – et même devant – servir de guide, un peu comme l’étoile polaire pour la navigation.
4. Le machiavélisme de Julien Freund
Que Freund soit machiavélien, il le reconnaît lui-même, mais en faisant toutefois une soigneuse distinction entre cette épithète qui exprime sa fidélité à l’œuvre de Machiavel et celui de « machiavélique » dont le sens péjoratif est bien connu[35]. Voici d’ailleurs ce qu’il en dit dans L’essence du politique[36] :
« Être machiavélien, c’est adopter un style théorique de pensée, sans concessions aux comédies moralisatrices d’un quelconque pouvoir. Ce n’est pas être immoral mais précisément essayer de déterminer avec la plus grande perspicacité possible la nature des relations entre la morale et la politique[37]. »
On pourrait presque dire qu’il y a quelque chose « d’hyperéthique » (comme on dit « hyperréaliste » en peinture[38]), dans la position de Freund et de Machiavel dans la mesure où ils refusent de se contenter de l’éthique approximative dont se parent généralement les puissants, les États et les hommes politiques. Il y a toutefois une opposition radicale entre la position de Freund et celle de Kant. En effet, Freund ne saurait accepter l’idée que la Paix universelle ou quelque législation universelle que ce soit puisse être l’avenir – ou l’horizon – de la politique. Il n’y a chez Freund ni « fin de l’histoire », ni « lendemains qui chantent » ni aucune vision eschatologique que ce soit. Pour le dire crûment, aussi insatisfaisant, dur ou même cruel qu’il puisse être, le politique est destiné à perdurer. Sa visée n’est pas l’instauration d’un ordre universel, mais la protection d’une société donnée. Se réclamant de Hobbes, Locke et Spinoza, Freund pense que l’homme politique a le devoir de garantir par sa puissance la sécurité des citoyens, l’union et la concorde.
Freund récuse aussi l’idée que le droit (ou une des maximes de types kantien) puisse s’imposer au pouvoir politique. Bien au contraire, le droit est l’émanation du politique et n’existe que par lui. Quand bien même il existerait un corps de doctrine – éthique ou non au sens kantien – qui s’imposerait à tous, il faudrait encore un pouvoir politique pour l’exercer.
Un bon exemple de cette nécessité est le fonctionnement de l’ONU. Il ne suffit pas d’une résolution de l’ONU pour que telle ou telle exaction prenne fin, encore faut-il que les pays membres lui donnent les moyens d’appliquer cette résolution – ce qui n’est pas toujours le cas comme on l’a vu au Rwanda. De même l’observation des lois internationales n’est garantie qu’aussi longtemps qu’un ou des États sont en mesure de les faire respecter. Lorsqu’un État, comme c’est le cas des États-Unis à Guantanamo, peut en toute impunité contourner les règles d’une convention – dans ce cas, la convention de Genève –, celle-ci reste lettre morte.
Car le pouvoir est toujours pour Freund l’effet d’une volonté. Or Freund récuse l’effectivité de la notion rousseauiste de volonté générale et, fidèle à sa démarche réaliste (au sens ordinaire et non philosophique du terme), il ne conçoit pas la volonté comme désincarnée mais pense qu’elle ne peut-être qu’individuelle. Or, si la volonté est individuelle, quel que soit l’individu, fût-il un philosophe ou un élu du peuple, elle est ipso facto arbitraire dans la mesure où l’individu, même honnête et perspicace, est par essence faillible et ne peut par conséquent jamais être sûr de prendre la bonne décision : l’avenir n’est jamais garanti.
Or, et c’est là une autre différence essentielle avec l’éthique, le politique doit, si l’on ose dire, « livrer la marchandise ». Il ne suffit pas de bonnes intentions pour faire de la bonne politique, il faut agir et obtenir des résultats. Peut-être, pour mieux comprendre les rapports entre éthique et politique chez Freund, peut-on les comparer à d’autres « essences » de la vie sociale comme, par exemple l’art et la religion. L’art et la religion ont eu – surtout par le passé, mais aussi à l’époque contemporaine – partie liée. On distingue toutefois généralement entre les deux sans se sentir obligé de subordonner l’un à l’autre. Par le passé, la mainmise de la religion sur l’art et tout sujet de représentation est bien connue. Plus récemment le réalisme politique a fourni quant à lui un bel exemple de mainmise sur l’art du politique sans doute mais aussi de l’idéologie, proche parente de la religion.
Mais si Freund et Machiavel ont raison, est-ce à dire que tout soit permis en politique et que tous les politiques se valent? Non, au moins pour Freund, puisque celui-ci se refuse à prôner ce qui serait pour lui « machiavélique », à savoir « adopter une conduite pratique dans le jeu politique concret, qui consiste en ‘scélératesses généreuses’, en tromperies plus ou moins diaboliques et en manœuvres perverses ». Mais Freund peut-il soutenir cette prétention à l’intérieur de sa propre doctrine? La réponse est oui – au moins en partie car, comme nous l’avons vu, le politique a une obligation de résultat. Et même si le résultat visé n’est pas forcément éthique, il n’est pas non plus entièrement subordonné au désir du Prince : les dirigeants doivent assurer le bien du peuple et protéger la nation. Et il ne suffit pas d’être rusé ni pervers pour y parvenir. La question qui se pose toutefois est de savoir si en plus de cette obligation de base, le politique peut (même sans le devoir nécessairement) se donner pour objectif de réaliser – au moins en partie – une éthique. On peut aussi se demander si – et dans quelle mesure – les hommes politiques restent soumis à la loi morale alors même qu’ils sont autorisés – au moins dans certains cas – à la transgresser.
Que la politique puisse inclure dans ses objectifs une éthique, cela semble a priori contraire à son autonomie ou plutôt on pourrait dire qu’elle peut le faire de façon très relative. Soit en élevant l’éthique au rang d’idéologie nationale, avec tous les risques que cela comporte, soit en se servant de l’éthique pour masquer des préoccupations nettement moins nobles. On ne compte plus, en effet, les États ou les organisations qui prétendent obéir à une éthique supérieure, qu’il s’agisse de l’ancienne URSS ou des États-Unis – sans parler des terroristes. Ce qui ne les empêche pas – ou plutôt semble les autoriser – à procéder pour cela de la façon la plus « machiavélique » qui soit, avec « ruse et perfidie ». En ce qui concerne le deuxième point, il semble bien en effet que, du point de vue éthique, les hommes politiques soient d’autant moins déchargés de leurs responsabilités morales qu’il y a hétéronomie entre éthique et politique. Le problème est que dans ce cas la vie de l’homme politique ne peut être que tragique au sens classique du terme[39], celui-ci devant renoncer à son salut pour le bien de la collectivité.
5. Le savant et le politique
Contrairement à ce qu’une optique strictement contemporaine pourrait peut-être laisser croire, presque tous les philosophes ont prôné l’obéissance au pouvoir, non seulement Hobbes[40], Locke[41] et Rousseau[42], mais même Kant, en dépit du fait que, nous l’avons vu, une stricte application de son éthique pourrait mener au contraire à la désobéissance et à la révolte. Voici ce que déclare Kant à ce sujet: « Il serait fort déplorable qu’un officier, ayant reçu un ordre de son supérieur, voulût raisonner tout haut, pendant son service, sur la convenance ou l’utilité de cet ordre : il doit obéir. » On ne saurait être plus clair. Cette approche est d’ailleurs la même que celle prônée de nos jours par Samuel Huntington dans son célèbre article sur le réalisme conservateur de l’éthique professionnelle militaire[43]. Bien entendu on ne peut s’empêcher de penser que ce faisant les philosophes obéissent au moins en partie à des impératifs plus politiques que strictement intellectuels, puisque la plupart d’entre eux dépendaient pour leur subsistance du bon vouloir des puissants de l’époque (et il n’en est pas autrement aujourd’hui, l’exercice privé de la philosophie étant l’exception plutôt que la règle) et qu’ils étaient en ce sens volens nolens les « clercs » du pouvoir au sens rendu célèbre plus tard par Benda[44]. Rappelons toutefois que Socrate avait prôné l’obéissance aux lois de la Cité, et ce, jusqu’à la mort[45]. Une chose que les philosophes tiennent toutefois à préserver en toutes circonstances (ou presque), c’est la liberté de penser. Cette exigence correspond à la mission de la philosophie qui est la recherche de la vérité. C’est pourquoi l’éthique de conviction convient mieux à la recherche scientifique qu’à l’action politique.
Les rôles respectifs du savant et du politique a été particulièrement bien illustrée par Max Weber qui, dans deux conférences célèbres intitulés : « Le métier et la vocation de savant » et « Le métier et la vocation d’homme politique » prononcées en 1919[46], propose une importante distinction entre éthique de conviction et éthique de responsabilité.
La « morale pure » est le propre de l’éthique de conviction dont l’expression classique se trouve dans la philosophie de Kant. « Les dispositions qui font d’un homme un savant éminent et un professeur d’université ne sont certainement pas les mêmes que celles qui pourraient faire de lui un chef dans le domaine de la conduite de la vie, et spécialement dans le domaine politique.[47] » La « morale concrète » est le propre de l’éthique de responsabilité dont l’expression classique se trouve dans la philosophie de Machiavel. « Celui qui, en général, veut faire de la politique et surtout celui qui veut en faire sa vocation […] se compromet avec des puissances diaboliques qui sont aux aguets dans toute violence.[48] » La violence, en effet, est au cœur du politique[49]. C’est pourquoi l’éthique de conviction, celle des idéalistes et des utopistes dont parle Machiavel, ne peut pas fonctionner, du moins pas en toutes circonstances. C’est la raison pour laquelle Machiavel insiste sur le fait que le Prince doit savoir user ou non de méchanceté selon la « nécessité ».
Weber, pour sa part, soutien que l’homme politique doit se soumettre à une maxime morale différente de celle du savant. « Nous en arrivons ainsi au problème décisif […] toute activité orientée selon l’éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées. Elle peut s’orienter selon l’éthique de responsabilité ou selon l’éthique de la conviction.[50] » La première maxime enseigne qu’il faut agir en fonction de nos convictions, peu importe les conséquences. La seconde maxime enseigne le contraire. Cela ne signifie pas selon Weber que : « l’éthique de conviction est identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de responsabilité à l’absence de conviction.[51] » Cela veut seulement dire qu’il y a une différence profonde entre celui qui agit en fonction de l’une ou l’autre maxime. Il faut souligner ici la méthode de Weber qui consiste à créer des « types idéaux », en l’occurrence le « savant » et le « politique », qui servent à clarifier des notions qui ne s’incarnent jamais à la perfection dans la réalité. C’est pourquoi on peut conclure que l’homme politique inspiré par l’éthique de responsabilité aura lui aussi des principes, mais sera plus enclin à y renoncer si les circonstances l’exigent que son homologue inspiré par l’éthique de conviction.
Voici comment Julien Freund synthétise les propos de Weber au sujet des deux éthiques :
« Il y a, au fond, deux façons de comprendre la morale. D’une part, la morale pour elle-même, entendue comme essence pure, c’est-à-dire comme activité entièrement autonome ou encore comme activité première et fondamentale à laquelle toutes les autres activités doivent obéissance, parce qu’elles lui sont subordonnées; d’autre part la morale concrète, qui ne tient pas seulement compte de la pureté, de la dignité et de la beauté de l’intention, mais des nécessités de la vie, de notre insertion dans le monde de l’histoire, de sorte que l’homme n’agit jamais en pur être moral, mais que le problème éthique se pose à lui à propos de tous ses engagements, qu’ils soient politiques, économiques ou sociaux. Autrement dit, il n’existe pas d’acte exclusivement moral à côté de l’acte politique, économique ou religieux, mais chacun de ces actes, en même temps qu’il est politique, économique ou religieux a une signification morale et comporte une exigence éthique.[52] »
La morale de l’homme politique doit s’inspirer davantage de l’éthique de responsabilité que de l’éthique de conviction. Cela ne veut pas dire que l’homme politique doit être seulement machiavélien mais, surtout, qu’il ne peut pas être seulement kantien. Autrement dit, l’homme politique ne peut s’en tenir uniquement aux principes sans tenir compte des conséquences prévisibles de leurs applications. « Dans la société civile, les hommes de conviction sont de bons éveilleurs de conscience et d’efficaces chiens de garde contre les abus de pouvoir. Mais, au pouvoir, ils se transforment souvent en radicaux, enclins à implanter leurs politiques par la coercition.[53] » Une fois au pouvoir, l’homme politique inspiré uniquement par l’éthique de conviction voudra naturellement imposer à tout prix ses réformes. Il n’hésitera donc pas à se prévaloir de pouvoirs exceptionnels pour arriver à ses fins, ce qui entraînera irrémédiablement son régime dans la voie terrible de la tyrannie. À l’inverse, l’homme politique inspiré par l’éthique de responsabilité sera « plus conscient du poids de l’Histoire et de la liberté des gens.[54] »
L’un des exemples favoris de Weber à ce sujet était le pacifisme. Cette idéologie est sûrement défendable du point de vue de l’éthique de conviction. La guerre est un fléau sans nom et il ne devrait pas y en avoir. Il semble donc logique de cesser la fabrication d’armes et la constitution de forces armées : deux conditions de l’existence des guerres. Mais, comme le dirait Machiavel, on n’est jamais à l’abri des « méchants » et il n’est pas certain que le désarmement soit un gage de paix. Les traités de désarmement sont très complexes et supposent que chacune des parties désarment au même rythme.
De nos jours, l’application de l’idéologie pacifiste est encore plus difficile puisque que les protagonistes ne disposent pas du même type de forces armées. Il est difficile d’imaginer en ce moment un quelconque traité de désarmement entre des groupes terroristes comme Al-Quaida et le gouvernement américain. Il semble donc que le vieil adage qui dit qu’il faut préparer la guerre pour avoir la paix conserve sa valeur.
L’éthique de conviction, la « morale pure », ne peut donc pas être appliquer intégralement en politique. Il existe bel et bien un « paradoxe politique »[55] entre la fin et le moyen spécifique du politique : l’instauration de paix d’une part, l’usage de la force d’autre part. Il n’est sans doute pas possible de surmonter ce paradoxe, mais c’est le rôle de la philosophie et le devoir de l’homme politique d’en montrer la complémentarité dans la perspective des réalités de la guerre et de la légitimité des projets de paix perpétuelle. Il faut donc faire travailler le paradoxe au lieu d’essayer inutilement de le nier. Les exemples du totalitarisme au XXe siècle sont à cet égard paradigmatiques.
Les régimes totalitaires du XXe siècle se sont avéré être de retentissantes faillites[56]. Il est certain que la négation de l’autonomie du politique – et donc du paradoxe politique – aura été l’une des illusions idéologiques les plus couramment répandues du siècle dernier. Dans le cas des dictatures communistes par exemple, la doctrine officielle enseignait que les systèmes politiques étaient déterminés, « en dernière instance », par la structure économique de la société. Et que les inégalités politiques n’étaient en réalité que le reflet des inégalités économiques. « Je pense […] que le grand malheur qui frappe toute l’œuvre du marxisme-léninisme et qui pèse sur les régimes que le marxisme a engendrés, c’est cette réduction du mal politique au mal économique; de là l’illusion qu’une société libérée des contradictions de la société bourgeoise serait libérée aussi de l’aliénation politique.[57] » De nos jours, des illusions semblables sont à l’origine de la confusion entre le politique et le religieux. L’instauration d’un ordre religieux à l’échelle d’un continent ou même de la planète entière ne fera pas disparaître le paradoxe politique. La réduction du mal politique au mal religieux n’est que la forme nouvelle d’une ancienne confusion. À l’absoluité des croyances religieuses correspond logiquement l’absoluité des inimitiés politique que ces croyances inspirent. C’est ce qui explique la violence aveugle et sans pitié qui caractérise depuis toujours les guerres de religions. Un phénomène qui nous replonge dans les pires cauchemars politiques du passé.
Dans ce contexte, il nous semblait utile et important de réaffirmer avec Weber, Schmitt, Ricoeur[58] et Freund, l’autonomie du politique, la permanence de ses présupposés et de son paradoxe.
6. Les Forces armées[59] : entre éthique et politique
L’expression la plus courte que nous puissions utiliser pour résumer notre réflexion jusqu’à maintenant est la suivante : la violence est au cœur du politique. Cette pensée signifie que le rôle des forces armées dans un pays représente un enjeu politique central. En tant qu’instrument du politique, l’armée est intimement liée à tout régime politique. Le montant des budgets militaires en indique par lui-même l’importance. Dans les cas les plus extrêmes, celui du régime napoléonien par exemple, environ 50% du budget de l’État était consacré aux dépenses militaires ! Plus près de nous, l’URSS investissait massivement dans son armée. Les pays démocratiques contemporains ne sont pas en reste, même s’ils ne consacrent pas une partie aussi importante que Napoléon à leurs défenses.
Mais, au-delà des chiffres, l’importance du rôle de l’armée concerne l’usage de la violence. L’armée, de même que la police, canalisent la violence et font en sorte qu’elle soit contrôlée. Il y a une différence entre la violence exercée par une force disciplinée qui obéit à un pouvoir légitime et celle des bandes armées laissées à elles-mêmes. Sans compter le fait que les codes d’éthique militaire freinent incontestablement l’usage inconsidéré de la force. On peut critiquer la manière dont on l’applique ces codes d’éthique, mais on ne peut pas leur contester une certaine efficacité.
Si nous reconnaissons donc l’importance de « l’outil » militaire et le fait qu’il sert à la fois la sécurité de l’État et en canalise la violence peut-on réduire le rôle de l’armée à celui d’un simple instrument du politique ? Autrement dit, les forces armées ne possède-t-elle pas un certain degré d’autonomie par rapport au pouvoir politique ?
À l’exception des dictatures militaires, l’armée n’a pas de pouvoir et n’est pas chargée de prendre de décisions politiques. L’armée doit, au contraire, se soumettre à la volonté politique du gouvernement, lui-même représentant du peuple dans les démocraties. Réduire le rôle de l’armée à celui d’un simple instrument serait toutefois exagéré. L’armée possède par exemple un pouvoir d’expert indéniable. Il est, en effet, impossible pour un chef d’État d’évaluer de manière précise la capacité militaire de son armée. Il doit donc s’en remettre pour cela aux chefs militaires. L’armée possède aussi un pouvoir légitime qui provient de l’importance de sa fonction dans la société. Mais, l’armée possède surtout une source de pouvoir que l’on pourrait qualifier de « personnel » et qui se révèle – pour le meilleur et pour le pire – en situation de crise grave. Le cas de Napoléon bien connu, c’est en raison de ses qualités personnelles extraordinaires que le peuple français a consacré son pouvoir acquis par un coup d’État. Napoléon a mis à la porte une bande de brigands et obtenu ensuite la reconnaissance qu’il méritait. Plus près de nous, nous pourrions parler du général de Gaulle qui n’a pas hésité à défier le pouvoir d’un autre militaire, le maréchal Pétain, appelé en catastrophe pour signer une paix honteuse avec Hitler. En raison de la force qui se retrouve entre ses mains, l’armée peut à tout moment sortir de sa neutralité et occuper le devant de la scène politique. On ne peut pas dire non plus que les militaires qui « franchissent le Rubicon » politique violent automatiquement une règle morale : il peut arriver que ce soit le contraire.
Pour mieux approfondir les termes de cette question difficiles, revenons sur le cas du général de Gaulle et du maréchal Pétain. À première vue, la situation est simple. Il y a un bon et un mauvais. Le bon c’est le général et le mauvais le maréchal. Or, du point de vue philosophique, la différence est beaucoup moins grande qu’il n’y paraît car les deux militaires en question se sont inspirés principalement du réalisme politique. L’auteur qui a probablement le mieux mis cela en lumière est Georges Bernanos[60] dans le Chemin de la Croix-des-Âmes, mais aussi dans plusieurs essais qu’il a publié ou rédigé pendant la Seconde Guerre mondiale, ainsi que dans les conférences qu’il a prononcées après la Libération.
Voici ce que Bernanos écrivait au début de l’Occupation :
« Au moment même où M. le maréchal Pétain vient d’annoncer au monde l’avènement d’une France Agricole devenue le paisible potager de l’Europe totalitaire et chargée de ravitailler en légumes frais les ouvriers des gigantesques usines allemandes […] une haute personnalité tenait dernièrement à me rassurer […] en m’affirmant que nous étions dans une période de transition. C’est exactement ce que le bourreau pourrait dire au condamné en lui passant le nœud coulant autour du cou. »[61]
L’argumentation de Bernanos est que la capitulation de la France en 1940 est moralement inacceptable et que le maréchal Pétain s’est déshonorer en la signant. Bernanos reconnaît toutefois le réalisme de la décision de Pétain. La supériorité matérielle et psychologique[62] des Allemands était peut-être insurmontable. Bernanos pensait aussi que la « France potagère »[63] du maréchal ne courrait pas le risque d’être détruite matériellement par les Allemands. Ces derniers avaient besoins de la France pour se nourrir. L’argument de Bernanos en faveur de la résistance est de nature essentiellement éthique et spirituelle. La capitulation de la France en 1940 est une catastrophe spirituelle et morale. Lui-même soldat de la Première Guerre mondiale, Bernanos voyait le combat contre l’envahisseur allemand comme un devoir. En ce qui concerne le résultat, en bon catholique, il était prêt à s’en remettre à la grâce de Dieu[64].
Bernanos appuiera donc la Résistance pendant la durée de la guerre. Selon lui, la révolte du général de Gaulle contre l’armistice est : « l’un des rares épisodes politiques de cette guerre fait à la mesure de l’imagination populaire et capable de l’exalter. Oui, ce geste fut l’un de ceux qui préservèrent du scepticisme des millions de braves gens écœurés, déçus, trop disposés dans leur simplicité à prendre cette guerre du droit pour une querelle entre réalistes [c’est moi qui souligne] d’espèces différentes.[65] » Bernanos soutiendra donc le mouvement de la Résistance au meilleur de ses forces, il sera par contre l’un des premiers à dénoncer les exactions, les règlements de compte sommaires et, de manière générale, le détournement de l’esprit de la Résistance et son remplacement par le réalisme après la Libération. Il était peut-être réaliste, en effet, de régler des comptes après l’Occupation mais, du point de vue de Bernanos, une exaction ne peut pas en justifier une autre et les droits humains élémentaires ne doivent pas concerner uniquement les gagnants au détriment de perdants.
Comme on le voit ici, la relation entre les forces armées, l’éthique et la politique n’est pas aussi simple qu’elle y paraît à première vue. Le soldat, comme le dit Nicolas Rescher au sujet de celui qui devient officier, n’abandonne pas ses obligations d’être humain en s’enrôlant, il en ajoute de nouvelles, plus lourdes et plus difficiles à porter[66]. Surtout lorsque ces obligations entrent en conflit avec le pouvoir établi, dont il est, en principe, le défenseur. La difficile question de la désobéissance refait alors surface et c’est à ce point précis que se révèle la dimension éthique de la vie militaire. La loyauté que le militaire doit à l’État peut-elle toujours justifier l’obéissance ? Autrement dit, à qui ou à quoi doit-on obéir en priorité ?
La question est ancienne et a été thématisé depuis longtemps, par exemple par Alfred de Vigny dans Servitude et grandeur militaire qui date de 1835. Vigny fait même de cette question la plus importante pour le soldat. Il est vrai que désobéir aux ordres peut ressembler à de la lâcheté. Il est cependant évident que l’obéissance aveugle est injustifiable. Obéir à l’ordre de massacrer des innocents est immoral. Il en est de même de l’obéissance à tout ordre qui viole le principe de la dignité humaine. L’obéissance aux autorités légales n’est donc pas une obligation absolue des militaires. Peut-on pour autant affirmer que les forces armées devraient aller plus loin en remettant en question l’existence même d’un pouvoir qui porterait atteinte à des principes moraux aussi fondamentaux que la dignité humaine ? Cette possibilité n’est pas normalement envisageable en démocratie car, dans ce cas, c’est le peuple, à l’occasion d’une élection, qui se chargera de corriger la situation en élisant un nouveau gouvernement. Mais, même si cela est impensable dans des pays démocratiques comme le Canada, la France ou les États-Unis, on ne peut pas exclure absolument qu’un gouvernement tente d’interrompre le processus démocratique pour s’installer définitivement au pouvoir[67]. Dans un cas de ce genre, il pourrait être légitime pour l’armée de renverser le pouvoir et d’organiser des élections.
À partir de ce qui précède, il faut donc conclure que le rôle de l’armée est éminemment politique. Dans les périodes « normales », ce rôle est la gestion de la violence. Dans ce cas, il n’y a pas de problèmes politiques graves et les questions d’éthique militaire concernent essentiellement la conduite acceptable ou non des soldats sur le terrain. Comme c’est souvent le cas, la dimension politique apparaît lors de situations exceptionnelles, « anormales », où le rôle de l’armée peut changer de nature et propulsé les militaires au devant de la scène, au moins pour un temps.
Conclusion
Nous avons insisté sur la spécificité du politique et montrer les difficultés auxquelles l’homme politique fait face lorsqu’il tente de concilier les impératifs politiques de sa fonction et l’éthique. Mais, si l’éthique et la politique sont deux choses complètement différentes, et qu’il n’est pas toujours possible de faire converger leurs logiques respectives; il est important de souligner qu’une politique moralement acceptable demeure possible et que, dans la pratique, les impératifs moraux ne doivent pas nécessairement s’effacer devant ceux du pouvoir. Même Machiavel, le grand maître du réalisme politique, reconnaît au Prince une vocation éthique en ce sens qu’il est chargé d’assurer la sécurité et la paix de ses États. Machiavel souhaitait, en ce sens, que les principautés italiennes unissent leurs forces pour faire face aux puissantes nations qui s’étaient constituées autour d’elles.
Mais on trouve aussi dans les œuvres des principaux théoriciens de l’essence du politique, Max Weber, Carl Schmitt et Julien Freund, l’idée que l’homme politique a des responsabilités morales importantes et que le cynisme ne peut donc pas définir la nature du pouvoir. Ces auteurs ont procédé à ce que Wittgenstein appellerait une « élucidation conceptuelle », en précisant notamment les présupposés de toute action politique.
C’est cependant Paul Ricœur qui a poussé le plus loin la réconciliation entre éthique et politique. Il soutient que toutes les sociétés ont pour but quelque avantage. Les hommes vivent en société non seulement pour survivre mais, comme le dirait Aristote, pour bien vivre, c’est-à-dire en pratiquant les vertus que la Cité rend possible. Ricœur en conclut que : « c’est par le bien-vivre que politique et éthique s’implique mutuellement ». La téléologie propre au politique, sa visée propre, le bien-vivre, en justifie la démarche violente. À la possibilité du plus grand mal correspond la possibilité du plus grand bien. « La spécificité du politique ne peut apparaître que par le moyen de cette téléologie; c’est la spécificité propre d’une visée, d’une intention. Par le bien politique les hommes poursuivent un bien qu’ils ne sauraient atteindre autrement et ce bien est une partie de la raison et du bonheur.[68] »
Les rêves d’une politique toujours conforme à l’impératif catégorique professé par Kant ne sont que des illusions. Il est néanmoins possible de concevoir un rapport équilibré entre éthique et politique. La première est une visée, elle donne un sens à ce qui autrement n’en a pas, la violence qui est au cœur du politique.
Notes Bibliographiques
[1] Julien Freund, philosophe français (1921-1993). Arrêté en juin 1942 pour ses activités de résistant, il réussit à s’évader du fort de Sisteron en juin 1944 et rejoint le maquis « Francs-tireurs et partisans ». Après la guerre, il rédige une thèse de doctorat sous la direction de Raymond Aron : L’essence du politique. Il enseigne ensuite plusieurs années à Strasbourg. Il a publié de nombreux ouvrages dans le domaine de la polémologie et de la philosophie politique. Il est également connu pour ses traductions et ses commentaires des textes du sociologue allemand Max Weber.
[2] Cf. Paul RICOEUR, Histoire et vérité, II,3, « Le paradoxe politique », Seuil, Paris, 1955, p.260.
[3] Julien FREUND, L’essence du politique, cité par Sébastien de LA TOUANNE, Julien Freud.
Penseur « machiavélien » de la politique, L’Harmattan, Paris, 2004, p.110
[4] Ibid.
[5] Aristote, philosophe grec (384-322 av. J.-C.). Après avoir été disciple de Platon, il fonda sa propre école, le Lycée (335). Doué d’un esprit encyclopédique, Aristote a excellé dans toutes les disciplines de son temps à l’exception des mathématiques. Ses travaux les plus célèbres concernent la métaphysique, la logique, la morale et la politique. Il professe une morale fondée sur la pratique des vertus dans le cadre de la Cité.
[6] Ibid.
[7] Julien Freund. p.126
[8] Cette dialectique peut être mise en relation avec celle du privé et du public. Nous avons discuté l’exemple des premiers ministres Lévesque et Trudeau au Canada qui ne partageaient pas du tout les mêmes orientations politiques mais ne transposaient pas cette inimitié « publique » dans le « privé ». Sur cette aspect de la question on se reportera à notre Géopolitique et idéologies, chapitre III,2, « La dialectique ami-ennemi », Sciences et Culture et Frison-Roche, Montréal et Paris, 1996, p.121-127.
[9] Carl Schmitt, Juriste et philosophe allemand (1888-1974). Il participa à la vie politique pendant les dernières années de la république de Weimar et au début du régime hitlérien. À partir du milieu des années trente, il se consacre exclusivement à ses études de droit international et de philosophie politique. D’après lui, la décision politique par excellence est la désignation de l’ennemi.
[10] Carl SCHMITT, La notion de politique. Théorie du partisan, tr. J. Freund, Calman-Lévy, Paris, 1972
[11] Carl SCHMITT, La notion de politique, p.76
[12] Nicolas Machiavel, homme politique et philosophe italien (1469-1527). Haut fonctionnaire et diplomate, il tombe en disgrâce après la chute de la république florentine en 1512. C’est à ce moment-là qu’il rédige son célèbre traité de politique intitulé Le Prince, où il fait valoir les impératifs du pouvoir et la raison d’État contre le moralisme politique.
[13] Platon, philosophe grec (428-348 av. J.-C.). Fondateur de l’Académie, créateur de la théorie des idées et auteur de la République, où il expose sa conception de la cité idéale. Cette cité est fondée sur la justice, c’est-à-dire sur l’harmonie de la cité prise dans son ensemble, ce qui conduit Platon à distribuer rigoureusement les rôles des citoyens au sein de celle-ci selon leurs aptitudes et leur formation de chaque citoyens afin d’en assurer le fonctionnement.
[14] Nicolas MACHIAVEL, Le Prince, tr. de Jean Anglade, Le Livre de Poche, Paris, 1972, p.78-79.
[15] Nous avons discuté ailleurs une partie d’entre eux dans le contexte d’une discussion sur l’éthique du chef d’État. Cf. Géopolitique et pouvoirs, chapitre I,3, « Concentration du pouvoir et géopolitique », L’’Âge d’Homme, Lausanne, 2003, p.27-38.
[16] Il s’agit de César Borgia.
[17] Le Prince, op.cit., Chap. VII, p.40-41.
[18] Le manuscrit a été relu par nulle autre que Voltaire.
[19] « Frederick was soon to experience that a man of action may be led beyond the boundaries which the man of tough has set up for himself. » Friedrich MEINECKE, Machiavellism. The Doctrine of Raison d’Etat and Its Place in Modern History, tr. D. Scott, Routledege and Kegan Paul, London, 1984, p.298.
[20] Emmanuel Kant, philosophe allemand (1724-1804). Professeur à l’université de Königsberg, Kant est l’auteur de la Critique de la raison pure (1781) où il tente de déterminer les conditions a priori de la connaissance. Dans le domaine de la morale il professe un rigorisme strict fondé sur le respect de principes universellement valables et absolus. Sa conception éthique détermine son approche politique marquée par le respect des impératifs moraux et l’institution de la paix entre les nations.
[21] Emmanuel KANT, Projet de paix perpétuelle, dans Oeuvres philosophiques III, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1986, 327-384. Nous proposons une analyse textuelle de ce traité dans Philosophie : éthique et politique, chapitre 5, « Kant ou la morale du devoir », publié sous la direction de Yvon Paillé, HRW, Laval, 1999, p.62-84, nous tentons de le comprendre à la lumière de l’idéalisme allemand et de la théorie marxiste de la valeur dans Géopolitique et économies, Sciences et Culture et Frison-Roche, Montréal et Paris, chapitre II,2, « De Karl Marx à Louis Rougier », p.52-72.
[22] La Pléiade, p. 356
[23] Ibid.
[24] La Pléiade, p. 358
[25] Pléiade, p. 359.
[26] La parenthèse est de Kant !
[27] Pléiade, p. 360
[28] Pléiade, p. 360.
[29] Pléiade, p. 362
[30] Que la justice advienne, le monde dût-il périr.
[31] Et c’est généralement ainsi qu’on juge de nos jours les hommes politiques.
[32] Pléiade, pp. 335-6.
[33] Kant dit quant à lui dans le Projet qu’il « en est tout autrement d’exercices militaires entrepris volontairement […] par les citoyens, pour se garantir eux et leur patrie des agressions du dehors ».
[34] Pléiade, p. 367.
[35] Le Robert en donne comme définition « rusé et perfide ». On pourrait peut-être dire que les machiavéliens acceptent la ruse tout en rejetant la perfidie.
[36] L’essence du politique, Sirey, 1965, rééd. Dalloz, 2003.
[37] L’essence du politique, éd. 2003, p. 818, cité par Bernard Quesnay dans « La grande leçon politique de Julien Freund » in Éléments, décembre 2003.
[38] Les artistes de ce courant s’efforcent de reproduire minutieusement la réalité en s’inspirant notamment des effets des procédés photographiques.
[39] Dans le sens que « une fatalité […] pèse sur sa vie, sa nature ou sa condition même » selon le dictionnaire Robert.
[40] Thomas Hobbes, philosophe anglais (1588-1679). Il associe la notion de contrat social à celle de pouvoir absolu dans son célèbre Leviathan (1651). À la « guerre de tous contre tous » qui règne à l’état de nature, les hommes préfèrent la paix et la sécurité de l’état de société. Mais, le passage à l’état de société suppose logiquement – sinon historiquement – que les individus cèdent leur pouvoir à un souverain (roi ou assemblée).
[41] John Locke, philosophe anglais (1632-1704). Dans le domaine politique, Locke soutient que le contrat social n’annihile pas les droits naturels des individus et que le pouvoir politique est donc limité. Son approche fait de lui un chef de file de la pensée libérale et de l’équilibre des pouvoirs.
[42] Jean-Jacques Rousseau, philosophe français (1712-1778). Scandalisé par les inégalités sociales, Rousseau a défendu avec vigueur l’importance de la dignité humaine. Dans son Contrat Social (1762), il soutient que la souveraineté du peuple est inaliénable et indivisible. Il appartient cependant au législateur d’édicter des lois conforme à la Volonté générale, et au gouvernement la charge de les faire exécuter.
[43] Samuel Huntington, « Le réalisme militaire ou le réalisme conservateur de l’éthique professionnelle militaire », dans le Recueil de textes du cours Leadership et éthique de la Division des études permanentes du Collège militaire royal du Canada, Chapitre 13, Kingston, 2002.
[44] La trahison des clercs. Arthur Schopenhauer disait déjà que les philosophes sont de bons serviteurs de l’État. Le meilleur exemple étant Hegel justifiant l’État prussien.
[45] Il faut aussi se rappeler, et Freund le rappelle, que la plupart de ces philosophes ont fait l’expérience des guerres de religion, un événement significatif en la matière puisque il s’agissait ni plus ni moins que d’une remise en compte de l’ordre établi mais que chacune des parties prétendait être guidée par des motifs « élevés », moraux et politiques, d’où une défiance légitime envers le mélange des genres – politique, éthique et religion – chez tous ces philosophes, bien avant Freund. Notons au passage que la question des guerres de religion ou d’éthique (pour la promotion d’un ordre plus juste…) sont toujours d’actualité.
[46] WEBER, Max, Le savant et le politique, trad. Julien Freund, Plon, Paris, 1959.
[47] WEBER, Max, Le savant et le politique, tr.fr. de J. Freund, Plon, Paris, 1959, p.97.
[48] Le savant et le politique, p.196.
[49] L’expression est de Julien Freund.
[50] Le savant et le politique, p.186-187.
[51] Le savant et le politique, p. 187.
[52] FREUND, Julien, Max Weber, PUF, Paris, 1969, p.49.
[53] DALCOURT, André, Les grands leaders charismatiques du XXe siècle, Québec-Amérique, Montréal, 1994.
[54] Les grands leaders charismatiques, p.49.
[55] J’emploi l’expression dans un sens assez proche mais néanmoins différent de celui proposé par Paul Ricœur dans son célèbre article sur l’invasion de la Hongrie en 1956. Cf. Paul RICOEUR, « Le paradoxe politique », Histoire et vérité, Seuil, Paris, 1955, p.260-285.
[56] Il y a cependant un cas exceptionnel qui mériterait une analyse particulière, celui de la Chine communiste qui combine actuellement l’agressivité économique du capitalisme à l’extérieur et la poigne de fer de la dictature politique à l’intérieur.
[57] Paul RICOEUR, « Le paradoxe politique », Histoire et vérité, Éditions du Seuil, Paris, 1955, p.260-285.p.272.
[58] Paul Ricœur, philosophe français (1913-2004) connu notamment pour son rôle lors des événements de mai 68 à titre de recteur de la Sorbonne. Son œuvre philosophique est marquée par le respect de l’autre. Il a donc toujours accordé une place importante à l’éthique dans la réflexion politique.
[59] J’emploierai indistinctement l’expression « force armée » ou « armée » pour désigner l’entité qui regroupe l’aviation, la marine et l’armée (au sens de force terrestre).
[60] Georges Bernanos, écrivain français (1888-1948). Soldat pendant la Première Guerre mondiale, il vient tard à la littérature où ses romans connaissent un grand succès. Dans ses essais, il fait une critique morale de la politique et s’en prend notamment au réalisme. Pendant la Seconde Guerre mondiale, physiquement incapable de combattre, il prend la plume pour faire valoir la mission spirituelle de la France et tenté d’en défendre l’honneur.
[61] Georges BERNANOS, « La France potagère », Le Chemin de la Croix-des-Âmes, dans Essais et écrits de combat, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1995, p.233.
[62] Les Allemands « travaillaient » l’opinion publique française depuis plusieurs années en finançant des publications dont la dominante idéologique était le pacifisme.
[63] L’expression est de Bernanos, elle signifiait que la France était réduite sous Pétain au rôle de potager des Allemands.
[64] Pour Bernanos, la guerre avait aussi une dimension religieuse importante comme affrontement entre le christianisme et le paganisme.
[65] BERNANOS, Le général de Gaulle, chef et symbole de l’honneur français », Le Chemin de la Croix-des-Âmes.
[66] Cf. RESCHER, Nicolas, « La complexité des obligations militaires dans l’exercice de nos fonctions », dans le Recueil de textes du cours Leadership et éthique de la Division des études permanentes du Collège militaire royal du Canada, chapitre 35.
[67] Ce type de problème a été abordé par le major Michel Reid dans une conférence intitulé : Military Ethics and Political Activism: the Charter, the Soldier, and Freedom of Political Expression, prononcée dans le cadre du Congrès annuel de l’Inter-University Seminar on Armed Forces and Society, en octobre 2004 à l’Université York de Toronto.
[68] RICOEUR, Paul, « Le paradoxe politique », Histoire et vérité, Seuil, Paris, 1959, p.263.
La réconciliation entre éthique et politique
Marc Imbeault
Division des études permanentes
Collège militaire royal du Canada
Jusqu’à quel point l’homme politique doit-il et peut-il se soumettre aux impératifs de la morale? Est-il possible de concevoir la politique comme une branche de l’éthique? Existe-t-il une doctrine morale compatible avec les impératifs du pouvoir? C’est pour tenter de répondre à ce genre de questions que nous proposons cette réflexion sur l’éthique et la politique. Pour tenter d’élucider les termes de cette problématique nous nous sommes appuyés sur plusieurs réflexions déjà existantes, mais nous devons surtout reconnaître notre dette vis-à-vis du philosophe français Julien Freund[1] à partir duquel notre réflexion s’est formée.
Nous tenterons d’abord de cerner le concept de politique à partir de ses présupposés essentiels. Nous essaierons ensuite de présenter tour à tour deux solutions paradigmatiques du problème de la relation entre éthique et politique : celles de Machiavel et de Kant. Nous discuterons ensuite la solution proposée par Freund en essayant d’en montrer la pertinence et les limites, notamment en ce qui concerne le rôle des forces armées.
1. L’essence du politique
Le politique, selon les dictionnaires Robert et Lalande, désigne ce qui est relatif au gouvernement et à l’État, tandis que la politique est plutôt l’art de gouverner et, surtout dans les démocraties modernes, l’art de conquérir le pouvoir. Cette définition, bien qu’incomplète, met en lumière la différence entre ce qui demeure stable dans l’activité politique à travers le temps – le politique – et ce qui se transforme continuellement et lui donne du relief – la politique. Ce que l’examen des événements politiques révèle c’est la stabilité de la problématique du pouvoir à travers le temps[2].
Pour Julien Freund, le politique fait partie d’une constellation d’activités humaines fondamentales et irréductibles les uns aux autres comme la morale, la religion, l’art, l’économie ou la science.
« […] on trouve dans toute collectivité politique quelle qu’elle soit et sans en excepter aucune, des constantes et des réalités immuables qui tiennent à sa nature même et font qu’elle est politique. Ces constantes sont indépendantes des variations historiques, des contingences spatiales et temporelles, des régimes et des systèmes politiques »[3].
Selon Freund, la politique correspond à une orientation vitale, sans laquelle l’être humain ne serait plus lui-même[4]. D’après Sébastien de la Touane, la position de Freund se rapproche de celle défendue par Aristote[5] :
« Comme toute essence, la politique correspond à une donnée de la nature humaine; cette donnée étant la société. De ce point de vue, Freund se situe politiquement dans la lignée d’Aristote, selon lequel ‘l’homme est un être politique, naturellement fait pour vivre en société’. Ce que Freund interprète comme signifiant : ‘1) que l’homme est un être politique par nature, donc que le politique est essence et non convention, 2) qu’un être sans cité n’est pas un homme mais, ou bien un être inférieur, un animal ou bien un être supérieur, un Dieu et 3) que l’état politique est spécifique, originaire, qu’il ne dérive pas d’un état antérieur ».[6]
La question pour Freund est dès lors de cerner le concept de politique en en recherchant les principaux présupposés – ce qui fait qu’une activité est ce qu’elle est, et pas autre chose. « Il existe des conditions préalables à la politique, qui font qu’elle est politique, de sorte que si ces conditions font défaut, la relation sociale n’est plus proprement politique[7] »
La politique peut prendre des formes très diverses – l’histoire en est témoin –, mais elle présuppose partout un certain nombre d’oppositions fondamentales. D’après Freund, ces oppositions fondamentales sont au nombre de trois : le commandement et l’obéissance, le privé et le public, l’ami et l’ennemi. Chaque opposition étant à l’origine d’une dialectique qui lui est propre.
La dialectique du commandement et de l’obéissance est à la base de toute relation de pouvoir. Il peut exister une myriade de procédures servant à désigner celui ou ceux qui commandent, mais il y a toujours quelqu’un qui commande. Dans les systèmes démocratiques évolués, le commandement est confié à une assemblée élue. C’est pourquoi nous disons qu’une telle assemblée est souveraine. Elle peut faire et casser la loi. Son pouvoir s’étend aujourd’hui à l’ensemble de la société. L’existence du commandement est donc une donnée incontournable de la vie politique moderne. On peut se demander dans quelle institution il se situe réellement au plan national et international, on peut même souhaiter qu’il disparaisse, mais sa présence est incontestable.
La différence entre le privé et le public est un autre présupposé du politique. On peut l’appréhender de manière intuitive : nous avons tous une existence privée, n’appartenant qu’à nous et une autre existence, publique, où nous partageons avec les autres des intérêts communs, ceux de la cité. C’est dans la sphère publique que se déroule la politique, c’est là que se trouve son domaine propre. Seuls les régimes totalitaires tentent de réduire l’espace privé à l’espace public. Dans ces régimes la politique occupe une place disproportionnée, tout y devient politique, y compris la vie privée des individus, contraints d’adopter dans tous les aspects de leurs existences des comportements approuvés par le pouvoir politique. Dans les cas extrêmes, l’État met en place un système de surveillance et de contrôle pour garantir la rectitude politique des citoyens, y compris au niveau de la pensée.
Le dernier présupposé du politique est aussi celui qui a suscité le plus de polémique, il s’agit de la dialectique de l’ami et de l’ennemi[8]. Il s’agit probablement de la plus significative des oppositions politiques. Il n’y a, en effet, pas de politique sans ennemi. L’écrivain qui le plus clairement identifié l’importance de la discrimination entre l’ami et l’ennemi en politique est certainement le juriste allemand Carl Schmitt[9]. Voici comment il présente la situation :
« La distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi. Elle fournit un principe d’identification qui a valeur de critère, et non une définition exhaustive ou compréhensive. Dans la mesure où elle ne se déduit pas de quelque autre critère, elle correspond, dans l’ordre du politique, aux critères relativement autonomes de diverses autres oppositions : le bien et le mal en morale, le beau et le laid en esthétique, etc.[10] »
De nos jours, l’ennemi de l’OTAN, par exemple, n’est plus un État ou un groupe d’État préconisant une idéologie particulière, le Pacte de Varsovie, mais un amoncellement de groupes plus ou moins organisés en réseau, une « mouvance », dont le visage emblématique – celui d’Ousama Ben Laden – hante périodiquement les écrans de télévision du monde entier et dont la voix, « suranalysée » par les agences de renseignement, semble être dorénavant la seule marque tangible de l’existence. Mais, peu importe l’évanescence de l’ennemi d’aujourd’hui, il est bien là et agissant. En ce sens, nous vivons une époque de l’histoire mondiale éminemment politique, même s’il n’y a plus qu’une seule superpuissance. La guerre contre le terrorisme menée par les États-Unis et ses alliés n’est pas fondamentalement religieuse, mais bien politique puisque la relation ami-ennemi en détermine la marche.
« La guerre, ce moyen extrême de la politique, rend manifeste cette éventualité d’une discrimination de l’ami et de l’ennemi sur quoi se fonde toute notion politique, et elle n’a de sens que pour autant que cette discrimination subsiste comme une réalité, ou pour le moins virtuellement, au sein de l’humanité. En revanche, une guerre menée pour des motifs prétendus purement religieux, purement moraux, purement juridiques ou purement économiques serait une absurdité.[11] »
L’opposition ami-ennemi est irréductible d’après Schmitt à celle qui oppose le croyant et l’incroyant, le prolétaire et le bourgeois ou les bons et les mauvais. Une guerre n’est pas une entreprise nécessairement pieuse, rentable ou éthique. Il peut arriver cependant que des antagonismes religieux, moraux ou économiques deviennent politiques en s’aggravant. Si c’est le cas, l’antagonisme décisif, conclut Schmitt, n’est plus d’ordre purement religieux, moral ou économique, mais politique. En ce sens, ce n’est pas en tant que groupe musulman que l’Amérique combat Al-Qaïda : elle combattrait de même tout groupe qui utiliserait la force contre elle et la menacerait de mort.
2. Le réalisme de Machiavel[12]
Au début de sa République, Platon[13] essaie de démontrer que les sophistes ont eu tort de défendre le droit du plus fort. Socrate tente de réfuter Thrasymaque qui soutient qu’il est important de paraître juste mais pas de l’être réellement. De son côté, Aristote a consacré un livre entier de ses Politiques aux procédés que l’on doit utiliser pour aider les régimes politiques déviants ou corrompus à se maintenir parce qu’ils sont un moindre mal par rapport à l’anarchie. C’est toutefois Machiavel qui a le mieux exprimé les contradictions entre morale et politique dans Le Prince. Voici ce qu’il en dit dans un paragraphe capital du Livre XV :
« Il reste à voir maintenant de quelle façon un prince doit se comporter à l’égard de ses sujets ou de ses amis. Je sais que beaucoup d’encre a été répandue sur ce point; aussi, je crains qu’on ne me juge présomptueux si à mon tour je m’y emploie, d’autant plus que mon opinion sur ce sujet s’éloignera des précédentes. Mais comme j’ai l’intention de servir ceux qui m’entendront, il m’a paru nécessaire de m’attacher à la vérité effective de la chose, plus qu’à l’imagination qu’on peut s’en faire. Beaucoup en effet se sont imaginé des républiques et des principautés que jamais personne n’a vues ni connues réellement. Mais la distance est si grande entre la façon dont on vit et celle dont on devrait vivre, que quiconque ferme les yeux sur ce qui est et ne veut voir que ce qui devrait être apprend plutôt à se perdre qu’à se conserver; car si tu veux en tout et toujours faire profession d’homme de bien parmi tant d’autres qui sont le contraire, ta perte est certaine. Si donc un prince veut conserver son trône, il doit apprendre à savoir être méchant, et recourir à cet art ou non, selon les nécessités. »[14]
Machiavel fait ici implicitement allusion à Platon et à ses successeurs idéalistes et utopistes (qui décrivent longuement des sociétés justes qui n’existent pas et, dans son esprit, n’existeront jamais) et affirme que celui qui veut toujours se comporter en homme de bien court à sa perte car, contrairement à ce que voudrait la théorie – ou l’utopie –, il est entouré de méchants qui n’hésiteront pas à utiliser tous les moyens nécessaires pour l’empêcher de contrecarrer leurs projets. C’est pourquoi Machiavel en conclut que le « Prince », paradigme de l’homme politique, non seulement peut revenir sur la parole donnée, mentir ou même assassiner, mais doit en avoir le courage, le cas échéant.
Ainsi Machiavel a-t-il justifié le règne de César Borgia en Romagne. Lorsque Borgia prend le pouvoir la province est livrée depuis plusieurs années au brigandage et à la rapine : ce sont les criminels qui y font la loi. Le pouvoir en place n’a ni la volonté ni la force de mettre un terme à ces exactions et tout le monde en souffre. Pour faire face à cette situation, Borgia nomme à la tête de sa police Rémy d’Orque, un chef cruel et expéditif qui exerce une répression sans pitié. Il s’ensuit une pacification rapide de la province : les bandes de brigands sont dissoutes et leurs membres fuient aux quatre coins de l’Italie – lorsqu’ils le peuvent… Conscient des excès commis pendant cette période et sachant que son nom y était associé, Borgia se débarrasse alors d’Orque et instaure des tribunaux réguliers. Dans le peuple, on est certes surpris de la disparition soudaine d’Orque, mais on se réjouit de bénéficier enfin de la paix et de la justice restaurée. Après avoir examiné en détails comment César Borgia[15] a fait face aux difficultés inhérentes à l’exercice du pouvoir dans la plus mauvaise des configurations : celle d’un prince nouveau porté au pouvoir par l’argent et les armes d’autrui, le philosophe conclut avec l’art de l’euphémisme qui le caractérise :
« Ayant de la sorte rassemblé et examiné toutes les entreprises du duc[16], je ne saurais lui adresser aucun reproche. Il me semble au contraire digne d’être proposé en modèle, comme je l’ai fait, à tous ceux qui, par un effet de la fortune, ou se servant des armes d’autrui, se sont élevés au principat. Car, appliquant la grandeur de son caractère à l’accomplissement d’un haut dessein, il ne pouvait se comporter autrement […]. Celui donc qui […] désirera neutraliser ses ennemis, s’attacher des amis, vaincre par force ou par ruse, se faire aimer et craindre du peuple, se faire obéir et respecter de ses soldats, éteindre ceux qui peuvent ou doivent lui nuire, transformer les institutions anciennes, être sévère et pourtant populaire, magnanime et libéral, dissoudre une milice infidèle pour en créer une neuve, conserver l’amitié des rois et des princes, de sorte qu’ils soient empressés à le servir et prudents à l’offenser, celui-là ne trouvera point d’exemples plus récents que les actions de César Borgia.[17] »
Pour Machiavel, peu importe que César Borgia ait pu « passer pour cruel », il a pacifié la Romagne. Dans une interview radiophonique récemment diffusée par la Société Radio-Canada, un commentateur politique disait la même chose, presque mot pour mot, en remplaçant la Romagne par Israël et César Borgia par… Ariel Sharon!
3. La riposte kantienne
Le réalisme de Machiavel a été maintes fois critiqué. Frédéric II, scandalisé pendant sa jeunesse par la lecture de Machiavel a même publié un Anti-Machiavel inspiré par la philosophie des Lumières[18], dans lequel il tente de démontrer que les assertions du philosophe florentin au sujet de la nécessaire immoralité du prince sont fausses et que l’efficacité en politique ne peut justifier l’usage de tous les moyens. Ce qui ne l’empêchera pas de mener par la suite une politique empreinte de réalisme[19].
Mais le plus vigoureux critique de Machiavel a probablement été le philosophe Emmanuel Kant[20] qui, dans son traité sur la paix perpétuelle[21] publié en 1794, s’attaque directement à ses concepts fondamentaux. D’après Kant, la politique doit être subordonnée à la morale. Les « moralistes politiques », ceux qui utilisent la sophistique pour justifier les crimes qu’ils commettent dans l’exercice de leurs fonctions, doivent être distingué des « politiques moraux » qui agissent en conformité avec la loi morale. Cette dernière peut être formulée de différentes façons, mais peut être ramenée à un principe suprême selon lequel tout être humain est une fin en soi et ne peut donc être utilisé simplement comme un moyen, la dignité humaine devant donc toujours primer sur toute autre considération, y compris celles relatives à la raison d’État.
Mais toute révérence due au philosophe et à son idée qui, notons-le, a pu inspirer des institutions aussi importantes que la Société des Nations et l’Organisation des Nations-Unies, l’essentiel de sa démonstration – sans les annexes sur l’éthique – est présenté dans des termes que ne désavouerait pas un machiavélien. En effet, si la paix perpétuelle que Kant appelle de ses vœux doit être réalisée, c’est simplement que la Nature (je reviendrai ultérieurement sur ce terme) ayant mis les hommes dans l’obligation de vivre ensemble au sein d’ensembles culturels et politiques distincts, il faut bien que ceux-ci dans leur intérêt même réussissent à établir des traités de paix à long terme et à former une fédération d’états ultimement destinée à couvrir la terre entière.
Mais pourquoi cette division entre peuples? Pourquoi – et comment – la Nature a-t-elle permis cette division? La réponse de Kant se développe en deux étapes. Première étape : la Nature « a mis les hommes en état de vivre dans tous les climats[22] ». Deuxième étape : « Elle les a dispersés au moyen de la guerre [c’est moi qui souligne] afin qu’ils peuplassent les régions les plus inhospitalières.[23] » La guerre, en effet, est selon Kant si consubstantielle à l’être humain qu’elle « n’a pas besoin de motif particulier [et] passe même pour un acte de noblesse, auquel doit porter l’amour seul de la gloire, sans aucun ressort de l’intérêt[24] ».
Jusque-là rien de bien surprenant si l’on entend par Nature quelque phénomène naturel relevant d’une combinaison de causes physiques, d’histoire et de psychologie. Sauf que pour Kant « Nature » signifie en fait Providence, ce qui signifie en termes clairs que c’est Dieu lui-même qui a voulu que les hommes se divisent et se combattent. La guerre comme moyen de la Providence? Même les « moralistes politiques » n’oseraient pas aller aussi loin.
La Nature-Providence n’a toutefois pas besoin des hommes pour s’imposer et même leurs fautes peuvent servir son dessein, un mécanisme qui, comme nous allons le voir, s’applique même lorsqu’il s’agit de faire advenir la paix perpétuelle.
« Quand je dis que la Nature veut qu’une chose arrive, cela ne signifie pas qu’elle nous en fait un devoir : il n’y a que la raison pratique qui puisse prescrire à des êtres libres des lois sans les contraindre ; mais cela veut dire que la Nature le fait elle-même, que nous le voulions ou non[25]. »
Mais si la morale ne sert de rien pour diviser les hommes et si ceux-ci sont impuissants devant ce dessein supérieur de la Nature-Providence, elle doit être nécessaire pensera-t-on pour combattre ces instincts malins? C’est là que l’argumentation de Kant devient proprement machiavélienne car c’est bel et bien la nature – et non la morale – qui « contraint [les hommes] à contracter des relations plus ou moins légales ». D’abord en les poussant à se donner une constitution, puis en gardant les états séparés (en empêchant qu’un seul état n’engloutisse les autres), enfin en se servant de l’intérêt des peuples pour les obliger à s’unir (en une fédération d’états). Et ce mécanisme s’applique que les hommes fassent ou non preuve de sens moral comme Kant l’affirme sans ambages dans une phrase devenue célèbre :
« Le problème d’une constitution, fût-ce pour un peuple de démons (qu’on me pardonne ce qu’il y a de choquant dans l’expression[26]), n’est pas impossible à résoudre, pourvu que ce peuple soit doué d’entendement[27]. »
L’entendement – est non la morale – voilà ce qui est nécessaire pour que les peuples « marchent vers la paix ». Comme le répète Kant, ce problème « n’exige pas qu’on obtienne l’effet désiré d’une réforme morale des hommes ».
« Il demande uniquement comment on pourrait tirer parti du mécanisme de la nature pour diriger tellement la contrariété des intérêts personnels, que tous les individus, qui composent un peuple se contraignissent eux-mêmes les uns les autres à se ranger sous le pouvoir coercitif d’une législation, et amenassent ainsi un état pacifique de législation[28]. »
Et quand Kant parle d’intérêt, il s’agit de l’intérêt le plus matériel qui soit, de l’intérêt économique, comme il le précise un peu plus loin.
« [la Nature] se sert […] de l’esprit d’intérêt de chaque peuple pour opérer entre eux une union […]. Je parle de l’esprit de commerce qui s’empare tôt ou tard de chaque nation et qui est incompatible avec la guerre. [Les États] se voient [ainsi] obligés de travailler au noble ouvrage de la paix quoique sans aucune vue morale ; et quelque part que la guerre éclate, de chercher à l’instant même à l’étouffer par des médiations comme s’ils avaient contracté pour cet effet une alliance perpétuelle […][29]. »
Ainsi c’est au profit de l’esprit de commerce bien compris que se trouve mise l’idée de Paix Perpétuelle. Il faut bien l’avouer, il y a là une « modernité » que les actuels tenants du libéralisme économique ne désavoueraient pas, même si peu d’entre eux ont jamais pris la peine d’aller chercher chez Kant de l’eau à leur moulin. La cause est donc entendue. Nulle trace de morale dans la démonstration de Kant. Mais comment dès lors concilier ce texte avec celui des deux passages sur l’éthique qui le suivent immédiatement. La réponse est simple et, comme l’a très bien vu Weber, elle tient dans la religion. Pour le piétisme de Kant en effet, la morale n’a pas pour but de « changer le monde » mais bien plutôt et seulement de mettre l’être humain en accord avec les lois divines. Elle s’affirme, le monde dût-il en périr comme l’exprime la maxime latine Fiat justitia, pereat mundus[30], dont Kant juge qu’elle « tranche courageusement tout le tissu de la ruse ou de la force ».
Pereat mundus… Certes le politique ne saurait se résigner à cette conséquence extrême de la morale kantienne qui exprime par ailleurs l’un de ses aspects les plus dérangeants, à savoir son indifférence aux conséquences. Or il est loisible de penser que la politique a essentiellement à voir avec les conséquences[31]. Certains penseurs – au premier rang desquels Weber – pensent que la morale politique, s’il en est une, doit être une « morale de responsabilité » centrée sur les conséquences de l’action. En ce sens, les seules bonnes intentions ne peuvent pas justifier l’homme politique, il doit, en plus, s’assurer que ces décisions auront pour conséquence le bien commun. Ce qui veut dire, en clair, que le politique est toujours soumis à la loi morale mais qu’il a, en plus, des responsabilités étatiques qui peuvent l’obliger à mettre de côté sa « conscience » pour prendre en compte le bien de son pays.
Car il faut bien considérer ce que supposerait en politique une morale de type kantien. Serait-il même encore possible de se défendre contre une agression? Cela est douteux puisque les soldats deviennent alors les instruments du politique à un prix qui peut atteindre des niveaux presque insupportables pour la nation elle-même comme cela a été le cas pendant la Première Guerre mondiale. Dans la Première section de son projet, Kant stipule d’ailleurs que « les troupes réglées [c’est-à-dire régulières] doivent être abolies avec le temps » étant donné qu’elles tendent toujours à s’accroître, rendant ainsi la paix « plus onéreuse qu’une courte guerre » et que, par ailleurs, « être pris à la solde pour tuer ou pour être tué, c’est servir d’instrument ou de machine dans la main d’autrui », un usage incompatible avec « les droits que la Nature donne aux hommes sur leur propre personne[32]. »
Il est vrai que la conscription permet de se donner bonne conscience et que l’on parle quelquefois à son sujet de « nation en armes » mais d’une part les conscrits ne « signent » pas pour la guerre mais seulement – et pas toujours de bon cœur – pour le service militaire, d’autre part la notion de volonté générale qui se dessine en filigrane sous la notion de nation, et surtout de nation en action, ne va pas de soi et nous verrons que le philosophe Julien Freund – un machiavélien – la considère comme une pure fiction, peut-être utile en droit mais dénuée d’efficacité politique[33].
Ce n’est donc pas forcément aller contre la doctrine de Kant dans son ensemble que de soutenir qu’elle suppose en fait une distinction radicale entre la morale telle qu’il l’entend lui-même et la politique, distinction que seule sa conception religieuse très particulière du monde est en état de combler. Voici d’ailleurs ce qu’il en dit lui-même :
« Je l’avoue, s’il n’y a ni liberté ni loi morale qui en découle [c’est moi qui souligne, il s’agit évidemment de la loi morale au sens de Kant, ce que Weber appellera « morale de conviction »] ; si tout ce qui peut arriver n’est qu’un simple mécanisme de la nature, toute la science pratique se réduira à la politique, c’est-à-dire à l’art de faire usage de ce mécanisme pour gouverner les hommes […][34]. »
Bien entendu, si la morale de Kant ne peut être respectée au sens strict en politique, elle n’est pas pour autant disqualifiée en tant que telle et peut parfaitement constituer, même pour l’homme politique, un modèle de comportement, peut-être inaccessible mais pouvant – et même devant – servir de guide, un peu comme l’étoile polaire pour la navigation.
4. Le machiavélisme de Julien Freund
Que Freund soit machiavélien, il le reconnaît lui-même, mais en faisant toutefois une soigneuse distinction entre cette épithète qui exprime sa fidélité à l’œuvre de Machiavel et celui de « machiavélique » dont le sens péjoratif est bien connu[35]. Voici d’ailleurs ce qu’il en dit dans L’essence du politique[36] :
« Être machiavélien, c’est adopter un style théorique de pensée, sans concessions aux comédies moralisatrices d’un quelconque pouvoir. Ce n’est pas être immoral mais précisément essayer de déterminer avec la plus grande perspicacité possible la nature des relations entre la morale et la politique[37]. »
On pourrait presque dire qu’il y a quelque chose « d’hyperéthique » (comme on dit « hyperréaliste » en peinture[38]), dans la position de Freund et de Machiavel dans la mesure où ils refusent de se contenter de l’éthique approximative dont se parent généralement les puissants, les États et les hommes politiques. Il y a toutefois une opposition radicale entre la position de Freund et celle de Kant. En effet, Freund ne saurait accepter l’idée que la Paix universelle ou quelque législation universelle que ce soit puisse être l’avenir – ou l’horizon – de la politique. Il n’y a chez Freund ni « fin de l’histoire », ni « lendemains qui chantent » ni aucune vision eschatologique que ce soit. Pour le dire crûment, aussi insatisfaisant, dur ou même cruel qu’il puisse être, le politique est destiné à perdurer. Sa visée n’est pas l’instauration d’un ordre universel, mais la protection d’une société donnée. Se réclamant de Hobbes, Locke et Spinoza, Freund pense que l’homme politique a le devoir de garantir par sa puissance la sécurité des citoyens, l’union et la concorde.
Freund récuse aussi l’idée que le droit (ou une des maximes de types kantien) puisse s’imposer au pouvoir politique. Bien au contraire, le droit est l’émanation du politique et n’existe que par lui. Quand bien même il existerait un corps de doctrine – éthique ou non au sens kantien – qui s’imposerait à tous, il faudrait encore un pouvoir politique pour l’exercer.
Un bon exemple de cette nécessité est le fonctionnement de l’ONU. Il ne suffit pas d’une résolution de l’ONU pour que telle ou telle exaction prenne fin, encore faut-il que les pays membres lui donnent les moyens d’appliquer cette résolution – ce qui n’est pas toujours le cas comme on l’a vu au Rwanda. De même l’observation des lois internationales n’est garantie qu’aussi longtemps qu’un ou des États sont en mesure de les faire respecter. Lorsqu’un État, comme c’est le cas des États-Unis à Guantanamo, peut en toute impunité contourner les règles d’une convention – dans ce cas, la convention de Genève –, celle-ci reste lettre morte.
Car le pouvoir est toujours pour Freund l’effet d’une volonté. Or Freund récuse l’effectivité de la notion rousseauiste de volonté générale et, fidèle à sa démarche réaliste (au sens ordinaire et non philosophique du terme), il ne conçoit pas la volonté comme désincarnée mais pense qu’elle ne peut-être qu’individuelle. Or, si la volonté est individuelle, quel que soit l’individu, fût-il un philosophe ou un élu du peuple, elle est ipso facto arbitraire dans la mesure où l’individu, même honnête et perspicace, est par essence faillible et ne peut par conséquent jamais être sûr de prendre la bonne décision : l’avenir n’est jamais garanti.
Or, et c’est là une autre différence essentielle avec l’éthique, le politique doit, si l’on ose dire, « livrer la marchandise ». Il ne suffit pas de bonnes intentions pour faire de la bonne politique, il faut agir et obtenir des résultats. Peut-être, pour mieux comprendre les rapports entre éthique et politique chez Freund, peut-on les comparer à d’autres « essences » de la vie sociale comme, par exemple l’art et la religion. L’art et la religion ont eu – surtout par le passé, mais aussi à l’époque contemporaine – partie liée. On distingue toutefois généralement entre les deux sans se sentir obligé de subordonner l’un à l’autre. Par le passé, la mainmise de la religion sur l’art et tout sujet de représentation est bien connue. Plus récemment le réalisme politique a fourni quant à lui un bel exemple de mainmise sur l’art du politique sans doute mais aussi de l’idéologie, proche parente de la religion.
Mais si Freund et Machiavel ont raison, est-ce à dire que tout soit permis en politique et que tous les politiques se valent? Non, au moins pour Freund, puisque celui-ci se refuse à prôner ce qui serait pour lui « machiavélique », à savoir « adopter une conduite pratique dans le jeu politique concret, qui consiste en ‘scélératesses généreuses’, en tromperies plus ou moins diaboliques et en manœuvres perverses ». Mais Freund peut-il soutenir cette prétention à l’intérieur de sa propre doctrine? La réponse est oui – au moins en partie car, comme nous l’avons vu, le politique a une obligation de résultat. Et même si le résultat visé n’est pas forcément éthique, il n’est pas non plus entièrement subordonné au désir du Prince : les dirigeants doivent assurer le bien du peuple et protéger la nation. Et il ne suffit pas d’être rusé ni pervers pour y parvenir. La question qui se pose toutefois est de savoir si en plus de cette obligation de base, le politique peut (même sans le devoir nécessairement) se donner pour objectif de réaliser – au moins en partie – une éthique. On peut aussi se demander si – et dans quelle mesure – les hommes politiques restent soumis à la loi morale alors même qu’ils sont autorisés – au moins dans certains cas – à la transgresser.
Que la politique puisse inclure dans ses objectifs une éthique, cela semble a priori contraire à son autonomie ou plutôt on pourrait dire qu’elle peut le faire de façon très relative. Soit en élevant l’éthique au rang d’idéologie nationale, avec tous les risques que cela comporte, soit en se servant de l’éthique pour masquer des préoccupations nettement moins nobles. On ne compte plus, en effet, les États ou les organisations qui prétendent obéir à une éthique supérieure, qu’il s’agisse de l’ancienne URSS ou des États-Unis – sans parler des terroristes. Ce qui ne les empêche pas – ou plutôt semble les autoriser – à procéder pour cela de la façon la plus « machiavélique » qui soit, avec « ruse et perfidie ». En ce qui concerne le deuxième point, il semble bien en effet que, du point de vue éthique, les hommes politiques soient d’autant moins déchargés de leurs responsabilités morales qu’il y a hétéronomie entre éthique et politique. Le problème est que dans ce cas la vie de l’homme politique ne peut être que tragique au sens classique du terme[39], celui-ci devant renoncer à son salut pour le bien de la collectivité.
5. Le savant et le politique
Contrairement à ce qu’une optique strictement contemporaine pourrait peut-être laisser croire, presque tous les philosophes ont prôné l’obéissance au pouvoir, non seulement Hobbes[40], Locke[41] et Rousseau[42], mais même Kant, en dépit du fait que, nous l’avons vu, une stricte application de son éthique pourrait mener au contraire à la désobéissance et à la révolte. Voici ce que déclare Kant à ce sujet: « Il serait fort déplorable qu’un officier, ayant reçu un ordre de son supérieur, voulût raisonner tout haut, pendant son service, sur la convenance ou l’utilité de cet ordre : il doit obéir. » On ne saurait être plus clair. Cette approche est d’ailleurs la même que celle prônée de nos jours par Samuel Huntington dans son célèbre article sur le réalisme conservateur de l’éthique professionnelle militaire[43]. Bien entendu on ne peut s’empêcher de penser que ce faisant les philosophes obéissent au moins en partie à des impératifs plus politiques que strictement intellectuels, puisque la plupart d’entre eux dépendaient pour leur subsistance du bon vouloir des puissants de l’époque (et il n’en est pas autrement aujourd’hui, l’exercice privé de la philosophie étant l’exception plutôt que la règle) et qu’ils étaient en ce sens volens nolens les « clercs » du pouvoir au sens rendu célèbre plus tard par Benda[44]. Rappelons toutefois que Socrate avait prôné l’obéissance aux lois de la Cité, et ce, jusqu’à la mort[45]. Une chose que les philosophes tiennent toutefois à préserver en toutes circonstances (ou presque), c’est la liberté de penser. Cette exigence correspond à la mission de la philosophie qui est la recherche de la vérité. C’est pourquoi l’éthique de conviction convient mieux à la recherche scientifique qu’à l’action politique.
Les rôles respectifs du savant et du politique a été particulièrement bien illustrée par Max Weber qui, dans deux conférences célèbres intitulés : « Le métier et la vocation de savant » et « Le métier et la vocation d’homme politique » prononcées en 1919[46], propose une importante distinction entre éthique de conviction et éthique de responsabilité.
La « morale pure » est le propre de l’éthique de conviction dont l’expression classique se trouve dans la philosophie de Kant. « Les dispositions qui font d’un homme un savant éminent et un professeur d’université ne sont certainement pas les mêmes que celles qui pourraient faire de lui un chef dans le domaine de la conduite de la vie, et spécialement dans le domaine politique.[47] » La « morale concrète » est le propre de l’éthique de responsabilité dont l’expression classique se trouve dans la philosophie de Machiavel. « Celui qui, en général, veut faire de la politique et surtout celui qui veut en faire sa vocation […] se compromet avec des puissances diaboliques qui sont aux aguets dans toute violence.[48] » La violence, en effet, est au cœur du politique[49]. C’est pourquoi l’éthique de conviction, celle des idéalistes et des utopistes dont parle Machiavel, ne peut pas fonctionner, du moins pas en toutes circonstances. C’est la raison pour laquelle Machiavel insiste sur le fait que le Prince doit savoir user ou non de méchanceté selon la « nécessité ».
Weber, pour sa part, soutien que l’homme politique doit se soumettre à une maxime morale différente de celle du savant. « Nous en arrivons ainsi au problème décisif […] toute activité orientée selon l’éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées. Elle peut s’orienter selon l’éthique de responsabilité ou selon l’éthique de la conviction.[50] » La première maxime enseigne qu’il faut agir en fonction de nos convictions, peu importe les conséquences. La seconde maxime enseigne le contraire. Cela ne signifie pas selon Weber que : « l’éthique de conviction est identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de responsabilité à l’absence de conviction.[51] » Cela veut seulement dire qu’il y a une différence profonde entre celui qui agit en fonction de l’une ou l’autre maxime. Il faut souligner ici la méthode de Weber qui consiste à créer des « types idéaux », en l’occurrence le « savant » et le « politique », qui servent à clarifier des notions qui ne s’incarnent jamais à la perfection dans la réalité. C’est pourquoi on peut conclure que l’homme politique inspiré par l’éthique de responsabilité aura lui aussi des principes, mais sera plus enclin à y renoncer si les circonstances l’exigent que son homologue inspiré par l’éthique de conviction.
Voici comment Julien Freund synthétise les propos de Weber au sujet des deux éthiques :
« Il y a, au fond, deux façons de comprendre la morale. D’une part, la morale pour elle-même, entendue comme essence pure, c’est-à-dire comme activité entièrement autonome ou encore comme activité première et fondamentale à laquelle toutes les autres activités doivent obéissance, parce qu’elles lui sont subordonnées; d’autre part la morale concrète, qui ne tient pas seulement compte de la pureté, de la dignité et de la beauté de l’intention, mais des nécessités de la vie, de notre insertion dans le monde de l’histoire, de sorte que l’homme n’agit jamais en pur être moral, mais que le problème éthique se pose à lui à propos de tous ses engagements, qu’ils soient politiques, économiques ou sociaux. Autrement dit, il n’existe pas d’acte exclusivement moral à côté de l’acte politique, économique ou religieux, mais chacun de ces actes, en même temps qu’il est politique, économique ou religieux a une signification morale et comporte une exigence éthique.[52] »
La morale de l’homme politique doit s’inspirer davantage de l’éthique de responsabilité que de l’éthique de conviction. Cela ne veut pas dire que l’homme politique doit être seulement machiavélien mais, surtout, qu’il ne peut pas être seulement kantien. Autrement dit, l’homme politique ne peut s’en tenir uniquement aux principes sans tenir compte des conséquences prévisibles de leurs applications. « Dans la société civile, les hommes de conviction sont de bons éveilleurs de conscience et d’efficaces chiens de garde contre les abus de pouvoir. Mais, au pouvoir, ils se transforment souvent en radicaux, enclins à implanter leurs politiques par la coercition.[53] » Une fois au pouvoir, l’homme politique inspiré uniquement par l’éthique de conviction voudra naturellement imposer à tout prix ses réformes. Il n’hésitera donc pas à se prévaloir de pouvoirs exceptionnels pour arriver à ses fins, ce qui entraînera irrémédiablement son régime dans la voie terrible de la tyrannie. À l’inverse, l’homme politique inspiré par l’éthique de responsabilité sera « plus conscient du poids de l’Histoire et de la liberté des gens.[54] »
L’un des exemples favoris de Weber à ce sujet était le pacifisme. Cette idéologie est sûrement défendable du point de vue de l’éthique de conviction. La guerre est un fléau sans nom et il ne devrait pas y en avoir. Il semble donc logique de cesser la fabrication d’armes et la constitution de forces armées : deux conditions de l’existence des guerres. Mais, comme le dirait Machiavel, on n’est jamais à l’abri des « méchants » et il n’est pas certain que le désarmement soit un gage de paix. Les traités de désarmement sont très complexes et supposent que chacune des parties désarment au même rythme.
De nos jours, l’application de l’idéologie pacifiste est encore plus difficile puisque que les protagonistes ne disposent pas du même type de forces armées. Il est difficile d’imaginer en ce moment un quelconque traité de désarmement entre des groupes terroristes comme Al-Quaida et le gouvernement américain. Il semble donc que le vieil adage qui dit qu’il faut préparer la guerre pour avoir la paix conserve sa valeur.
L’éthique de conviction, la « morale pure », ne peut donc pas être appliquer intégralement en politique. Il existe bel et bien un « paradoxe politique »[55] entre la fin et le moyen spécifique du politique : l’instauration de paix d’une part, l’usage de la force d’autre part. Il n’est sans doute pas possible de surmonter ce paradoxe, mais c’est le rôle de la philosophie et le devoir de l’homme politique d’en montrer la complémentarité dans la perspective des réalités de la guerre et de la légitimité des projets de paix perpétuelle. Il faut donc faire travailler le paradoxe au lieu d’essayer inutilement de le nier. Les exemples du totalitarisme au XXe siècle sont à cet égard paradigmatiques.
Les régimes totalitaires du XXe siècle se sont avéré être de retentissantes faillites[56]. Il est certain que la négation de l’autonomie du politique – et donc du paradoxe politique – aura été l’une des illusions idéologiques les plus couramment répandues du siècle dernier. Dans le cas des dictatures communistes par exemple, la doctrine officielle enseignait que les systèmes politiques étaient déterminés, « en dernière instance », par la structure économique de la société. Et que les inégalités politiques n’étaient en réalité que le reflet des inégalités économiques. « Je pense […] que le grand malheur qui frappe toute l’œuvre du marxisme-léninisme et qui pèse sur les régimes que le marxisme a engendrés, c’est cette réduction du mal politique au mal économique; de là l’illusion qu’une société libérée des contradictions de la société bourgeoise serait libérée aussi de l’aliénation politique.[57] » De nos jours, des illusions semblables sont à l’origine de la confusion entre le politique et le religieux. L’instauration d’un ordre religieux à l’échelle d’un continent ou même de la planète entière ne fera pas disparaître le paradoxe politique. La réduction du mal politique au mal religieux n’est que la forme nouvelle d’une ancienne confusion. À l’absoluité des croyances religieuses correspond logiquement l’absoluité des inimitiés politique que ces croyances inspirent. C’est ce qui explique la violence aveugle et sans pitié qui caractérise depuis toujours les guerres de religions. Un phénomène qui nous replonge dans les pires cauchemars politiques du passé.
Dans ce contexte, il nous semblait utile et important de réaffirmer avec Weber, Schmitt, Ricoeur[58] et Freund, l’autonomie du politique, la permanence de ses présupposés et de son paradoxe.
6. Les Forces armées[59] : entre éthique et politique
L’expression la plus courte que nous puissions utiliser pour résumer notre réflexion jusqu’à maintenant est la suivante : la violence est au cœur du politique. Cette pensée signifie que le rôle des forces armées dans un pays représente un enjeu politique central. En tant qu’instrument du politique, l’armée est intimement liée à tout régime politique. Le montant des budgets militaires en indique par lui-même l’importance. Dans les cas les plus extrêmes, celui du régime napoléonien par exemple, environ 50% du budget de l’État était consacré aux dépenses militaires ! Plus près de nous, l’URSS investissait massivement dans son armée. Les pays démocratiques contemporains ne sont pas en reste, même s’ils ne consacrent pas une partie aussi importante que Napoléon à leurs défenses.
Mais, au-delà des chiffres, l’importance du rôle de l’armée concerne l’usage de la violence. L’armée, de même que la police, canalisent la violence et font en sorte qu’elle soit contrôlée. Il y a une différence entre la violence exercée par une force disciplinée qui obéit à un pouvoir légitime et celle des bandes armées laissées à elles-mêmes. Sans compter le fait que les codes d’éthique militaire freinent incontestablement l’usage inconsidéré de la force. On peut critiquer la manière dont on l’applique ces codes d’éthique, mais on ne peut pas leur contester une certaine efficacité.
Si nous reconnaissons donc l’importance de « l’outil » militaire et le fait qu’il sert à la fois la sécurité de l’État et en canalise la violence peut-on réduire le rôle de l’armée à celui d’un simple instrument du politique ? Autrement dit, les forces armées ne possède-t-elle pas un certain degré d’autonomie par rapport au pouvoir politique ?
À l’exception des dictatures militaires, l’armée n’a pas de pouvoir et n’est pas chargée de prendre de décisions politiques. L’armée doit, au contraire, se soumettre à la volonté politique du gouvernement, lui-même représentant du peuple dans les démocraties. Réduire le rôle de l’armée à celui d’un simple instrument serait toutefois exagéré. L’armée possède par exemple un pouvoir d’expert indéniable. Il est, en effet, impossible pour un chef d’État d’évaluer de manière précise la capacité militaire de son armée. Il doit donc s’en remettre pour cela aux chefs militaires. L’armée possède aussi un pouvoir légitime qui provient de l’importance de sa fonction dans la société. Mais, l’armée possède surtout une source de pouvoir que l’on pourrait qualifier de « personnel » et qui se révèle – pour le meilleur et pour le pire – en situation de crise grave. Le cas de Napoléon bien connu, c’est en raison de ses qualités personnelles extraordinaires que le peuple français a consacré son pouvoir acquis par un coup d’État. Napoléon a mis à la porte une bande de brigands et obtenu ensuite la reconnaissance qu’il méritait. Plus près de nous, nous pourrions parler du général de Gaulle qui n’a pas hésité à défier le pouvoir d’un autre militaire, le maréchal Pétain, appelé en catastrophe pour signer une paix honteuse avec Hitler. En raison de la force qui se retrouve entre ses mains, l’armée peut à tout moment sortir de sa neutralité et occuper le devant de la scène politique. On ne peut pas dire non plus que les militaires qui « franchissent le Rubicon » politique violent automatiquement une règle morale : il peut arriver que ce soit le contraire.
Pour mieux approfondir les termes de cette question difficiles, revenons sur le cas du général de Gaulle et du maréchal Pétain. À première vue, la situation est simple. Il y a un bon et un mauvais. Le bon c’est le général et le mauvais le maréchal. Or, du point de vue philosophique, la différence est beaucoup moins grande qu’il n’y paraît car les deux militaires en question se sont inspirés principalement du réalisme politique. L’auteur qui a probablement le mieux mis cela en lumière est Georges Bernanos[60] dans le Chemin de la Croix-des-Âmes, mais aussi dans plusieurs essais qu’il a publié ou rédigé pendant la Seconde Guerre mondiale, ainsi que dans les conférences qu’il a prononcées après la Libération.
Voici ce que Bernanos écrivait au début de l’Occupation :
« Au moment même où M. le maréchal Pétain vient d’annoncer au monde l’avènement d’une France Agricole devenue le paisible potager de l’Europe totalitaire et chargée de ravitailler en légumes frais les ouvriers des gigantesques usines allemandes […] une haute personnalité tenait dernièrement à me rassurer […] en m’affirmant que nous étions dans une période de transition. C’est exactement ce que le bourreau pourrait dire au condamné en lui passant le nœud coulant autour du cou. »[61]
L’argumentation de Bernanos est que la capitulation de la France en 1940 est moralement inacceptable et que le maréchal Pétain s’est déshonorer en la signant. Bernanos reconnaît toutefois le réalisme de la décision de Pétain. La supériorité matérielle et psychologique[62] des Allemands était peut-être insurmontable. Bernanos pensait aussi que la « France potagère »[63] du maréchal ne courrait pas le risque d’être détruite matériellement par les Allemands. Ces derniers avaient besoins de la France pour se nourrir. L’argument de Bernanos en faveur de la résistance est de nature essentiellement éthique et spirituelle. La capitulation de la France en 1940 est une catastrophe spirituelle et morale. Lui-même soldat de la Première Guerre mondiale, Bernanos voyait le combat contre l’envahisseur allemand comme un devoir. En ce qui concerne le résultat, en bon catholique, il était prêt à s’en remettre à la grâce de Dieu[64].
Bernanos appuiera donc la Résistance pendant la durée de la guerre. Selon lui, la révolte du général de Gaulle contre l’armistice est : « l’un des rares épisodes politiques de cette guerre fait à la mesure de l’imagination populaire et capable de l’exalter. Oui, ce geste fut l’un de ceux qui préservèrent du scepticisme des millions de braves gens écœurés, déçus, trop disposés dans leur simplicité à prendre cette guerre du droit pour une querelle entre réalistes [c’est moi qui souligne] d’espèces différentes.[65] » Bernanos soutiendra donc le mouvement de la Résistance au meilleur de ses forces, il sera par contre l’un des premiers à dénoncer les exactions, les règlements de compte sommaires et, de manière générale, le détournement de l’esprit de la Résistance et son remplacement par le réalisme après la Libération. Il était peut-être réaliste, en effet, de régler des comptes après l’Occupation mais, du point de vue de Bernanos, une exaction ne peut pas en justifier une autre et les droits humains élémentaires ne doivent pas concerner uniquement les gagnants au détriment de perdants.
Comme on le voit ici, la relation entre les forces armées, l’éthique et la politique n’est pas aussi simple qu’elle y paraît à première vue. Le soldat, comme le dit Nicolas Rescher au sujet de celui qui devient officier, n’abandonne pas ses obligations d’être humain en s’enrôlant, il en ajoute de nouvelles, plus lourdes et plus difficiles à porter[66]. Surtout lorsque ces obligations entrent en conflit avec le pouvoir établi, dont il est, en principe, le défenseur. La difficile question de la désobéissance refait alors surface et c’est à ce point précis que se révèle la dimension éthique de la vie militaire. La loyauté que le militaire doit à l’État peut-elle toujours justifier l’obéissance ? Autrement dit, à qui ou à quoi doit-on obéir en priorité ?
La question est ancienne et a été thématisé depuis longtemps, par exemple par Alfred de Vigny dans Servitude et grandeur militaire qui date de 1835. Vigny fait même de cette question la plus importante pour le soldat. Il est vrai que désobéir aux ordres peut ressembler à de la lâcheté. Il est cependant évident que l’obéissance aveugle est injustifiable. Obéir à l’ordre de massacrer des innocents est immoral. Il en est de même de l’obéissance à tout ordre qui viole le principe de la dignité humaine. L’obéissance aux autorités légales n’est donc pas une obligation absolue des militaires. Peut-on pour autant affirmer que les forces armées devraient aller plus loin en remettant en question l’existence même d’un pouvoir qui porterait atteinte à des principes moraux aussi fondamentaux que la dignité humaine ? Cette possibilité n’est pas normalement envisageable en démocratie car, dans ce cas, c’est le peuple, à l’occasion d’une élection, qui se chargera de corriger la situation en élisant un nouveau gouvernement. Mais, même si cela est impensable dans des pays démocratiques comme le Canada, la France ou les États-Unis, on ne peut pas exclure absolument qu’un gouvernement tente d’interrompre le processus démocratique pour s’installer définitivement au pouvoir[67]. Dans un cas de ce genre, il pourrait être légitime pour l’armée de renverser le pouvoir et d’organiser des élections.
À partir de ce qui précède, il faut donc conclure que le rôle de l’armée est éminemment politique. Dans les périodes « normales », ce rôle est la gestion de la violence. Dans ce cas, il n’y a pas de problèmes politiques graves et les questions d’éthique militaire concernent essentiellement la conduite acceptable ou non des soldats sur le terrain. Comme c’est souvent le cas, la dimension politique apparaît lors de situations exceptionnelles, « anormales », où le rôle de l’armée peut changer de nature et propulsé les militaires au devant de la scène, au moins pour un temps.
Conclusion
Nous avons insisté sur la spécificité du politique et montrer les difficultés auxquelles l’homme politique fait face lorsqu’il tente de concilier les impératifs politiques de sa fonction et l’éthique. Mais, si l’éthique et la politique sont deux choses complètement différentes, et qu’il n’est pas toujours possible de faire converger leurs logiques respectives; il est important de souligner qu’une politique moralement acceptable demeure possible et que, dans la pratique, les impératifs moraux ne doivent pas nécessairement s’effacer devant ceux du pouvoir. Même Machiavel, le grand maître du réalisme politique, reconnaît au Prince une vocation éthique en ce sens qu’il est chargé d’assurer la sécurité et la paix de ses États. Machiavel souhaitait, en ce sens, que les principautés italiennes unissent leurs forces pour faire face aux puissantes nations qui s’étaient constituées autour d’elles.
Mais on trouve aussi dans les œuvres des principaux théoriciens de l’essence du politique, Max Weber, Carl Schmitt et Julien Freund, l’idée que l’homme politique a des responsabilités morales importantes et que le cynisme ne peut donc pas définir la nature du pouvoir. Ces auteurs ont procédé à ce que Wittgenstein appellerait une « élucidation conceptuelle », en précisant notamment les présupposés de toute action politique.
C’est cependant Paul Ricœur qui a poussé le plus loin la réconciliation entre éthique et politique. Il soutient que toutes les sociétés ont pour but quelque avantage. Les hommes vivent en société non seulement pour survivre mais, comme le dirait Aristote, pour bien vivre, c’est-à-dire en pratiquant les vertus que la Cité rend possible. Ricœur en conclut que : « c’est par le bien-vivre que politique et éthique s’implique mutuellement ». La téléologie propre au politique, sa visée propre, le bien-vivre, en justifie la démarche violente. À la possibilité du plus grand mal correspond la possibilité du plus grand bien. « La spécificité du politique ne peut apparaître que par le moyen de cette téléologie; c’est la spécificité propre d’une visée, d’une intention. Par le bien politique les hommes poursuivent un bien qu’ils ne sauraient atteindre autrement et ce bien est une partie de la raison et du bonheur.[68] »
Les rêves d’une politique toujours conforme à l’impératif catégorique professé par Kant ne sont que des illusions. Il est néanmoins possible de concevoir un rapport équilibré entre éthique et politique. La première est une visée, elle donne un sens à ce qui autrement n’en a pas, la violence qui est au cœur du politique.
Notes Bibliographiques
[1] Julien Freund, philosophe français (1921-1993). Arrêté en juin 1942 pour ses activités de résistant, il réussit à s’évader du fort de Sisteron en juin 1944 et rejoint le maquis « Francs-tireurs et partisans ». Après la guerre, il rédige une thèse de doctorat sous la direction de Raymond Aron : L’essence du politique. Il enseigne ensuite plusieurs années à Strasbourg. Il a publié de nombreux ouvrages dans le domaine de la polémologie et de la philosophie politique. Il est également connu pour ses traductions et ses commentaires des textes du sociologue allemand Max Weber.
[2] Cf. Paul RICOEUR, Histoire et vérité, II,3, « Le paradoxe politique », Seuil, Paris, 1955, p.260.
[3] Julien FREUND, L’essence du politique, cité par Sébastien de LA TOUANNE, Julien Freud.
Penseur « machiavélien » de la politique, L’Harmattan, Paris, 2004, p.110
[4] Ibid.
[5] Aristote, philosophe grec (384-322 av. J.-C.). Après avoir été disciple de Platon, il fonda sa propre école, le Lycée (335). Doué d’un esprit encyclopédique, Aristote a excellé dans toutes les disciplines de son temps à l’exception des mathématiques. Ses travaux les plus célèbres concernent la métaphysique, la logique, la morale et la politique. Il professe une morale fondée sur la pratique des vertus dans le cadre de la Cité.
[6] Ibid.
[7] Julien Freund. p.126
[8] Cette dialectique peut être mise en relation avec celle du privé et du public. Nous avons discuté l’exemple des premiers ministres Lévesque et Trudeau au Canada qui ne partageaient pas du tout les mêmes orientations politiques mais ne transposaient pas cette inimitié « publique » dans le « privé ». Sur cette aspect de la question on se reportera à notre Géopolitique et idéologies, chapitre III,2, « La dialectique ami-ennemi », Sciences et Culture et Frison-Roche, Montréal et Paris, 1996, p.121-127.
[9] Carl Schmitt, Juriste et philosophe allemand (1888-1974). Il participa à la vie politique pendant les dernières années de la république de Weimar et au début du régime hitlérien. À partir du milieu des années trente, il se consacre exclusivement à ses études de droit international et de philosophie politique. D’après lui, la décision politique par excellence est la désignation de l’ennemi.
[10] Carl SCHMITT, La notion de politique. Théorie du partisan, tr. J. Freund, Calman-Lévy, Paris, 1972
[11] Carl SCHMITT, La notion de politique, p.76
[12] Nicolas Machiavel, homme politique et philosophe italien (1469-1527). Haut fonctionnaire et diplomate, il tombe en disgrâce après la chute de la république florentine en 1512. C’est à ce moment-là qu’il rédige son célèbre traité de politique intitulé Le Prince, où il fait valoir les impératifs du pouvoir et la raison d’État contre le moralisme politique.
[13] Platon, philosophe grec (428-348 av. J.-C.). Fondateur de l’Académie, créateur de la théorie des idées et auteur de la République, où il expose sa conception de la cité idéale. Cette cité est fondée sur la justice, c’est-à-dire sur l’harmonie de la cité prise dans son ensemble, ce qui conduit Platon à distribuer rigoureusement les rôles des citoyens au sein de celle-ci selon leurs aptitudes et leur formation de chaque citoyens afin d’en assurer le fonctionnement.
[14] Nicolas MACHIAVEL, Le Prince, tr. de Jean Anglade, Le Livre de Poche, Paris, 1972, p.78-79.
[15] Nous avons discuté ailleurs une partie d’entre eux dans le contexte d’une discussion sur l’éthique du chef d’État. Cf. Géopolitique et pouvoirs, chapitre I,3, « Concentration du pouvoir et géopolitique », L’’Âge d’Homme, Lausanne, 2003, p.27-38.
[16] Il s’agit de César Borgia.
[17] Le Prince, op.cit., Chap. VII, p.40-41.
[18] Le manuscrit a été relu par nulle autre que Voltaire.
[19] « Frederick was soon to experience that a man of action may be led beyond the boundaries which the man of tough has set up for himself. » Friedrich MEINECKE, Machiavellism. The Doctrine of Raison d’Etat and Its Place in Modern History, tr. D. Scott, Routledege and Kegan Paul, London, 1984, p.298.
[20] Emmanuel Kant, philosophe allemand (1724-1804). Professeur à l’université de Königsberg, Kant est l’auteur de la Critique de la raison pure (1781) où il tente de déterminer les conditions a priori de la connaissance. Dans le domaine de la morale il professe un rigorisme strict fondé sur le respect de principes universellement valables et absolus. Sa conception éthique détermine son approche politique marquée par le respect des impératifs moraux et l’institution de la paix entre les nations.
[21] Emmanuel KANT, Projet de paix perpétuelle, dans Oeuvres philosophiques III, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1986, 327-384. Nous proposons une analyse textuelle de ce traité dans Philosophie : éthique et politique, chapitre 5, « Kant ou la morale du devoir », publié sous la direction de Yvon Paillé, HRW, Laval, 1999, p.62-84, nous tentons de le comprendre à la lumière de l’idéalisme allemand et de la théorie marxiste de la valeur dans Géopolitique et économies, Sciences et Culture et Frison-Roche, Montréal et Paris, chapitre II,2, « De Karl Marx à Louis Rougier », p.52-72.
[22] La Pléiade, p. 356
[23] Ibid.
[24] La Pléiade, p. 358
[25] Pléiade, p. 359.
[26] La parenthèse est de Kant !
[27] Pléiade, p. 360
[28] Pléiade, p. 360.
[29] Pléiade, p. 362
[30] Que la justice advienne, le monde dût-il périr.
[31] Et c’est généralement ainsi qu’on juge de nos jours les hommes politiques.
[32] Pléiade, pp. 335-6.
[33] Kant dit quant à lui dans le Projet qu’il « en est tout autrement d’exercices militaires entrepris volontairement […] par les citoyens, pour se garantir eux et leur patrie des agressions du dehors ».
[34] Pléiade, p. 367.
[35] Le Robert en donne comme définition « rusé et perfide ». On pourrait peut-être dire que les machiavéliens acceptent la ruse tout en rejetant la perfidie.
[36] L’essence du politique, Sirey, 1965, rééd. Dalloz, 2003.
[37] L’essence du politique, éd. 2003, p. 818, cité par Bernard Quesnay dans « La grande leçon politique de Julien Freund » in Éléments, décembre 2003.
[38] Les artistes de ce courant s’efforcent de reproduire minutieusement la réalité en s’inspirant notamment des effets des procédés photographiques.
[39] Dans le sens que « une fatalité […] pèse sur sa vie, sa nature ou sa condition même » selon le dictionnaire Robert.
[40] Thomas Hobbes, philosophe anglais (1588-1679). Il associe la notion de contrat social à celle de pouvoir absolu dans son célèbre Leviathan (1651). À la « guerre de tous contre tous » qui règne à l’état de nature, les hommes préfèrent la paix et la sécurité de l’état de société. Mais, le passage à l’état de société suppose logiquement – sinon historiquement – que les individus cèdent leur pouvoir à un souverain (roi ou assemblée).
[41] John Locke, philosophe anglais (1632-1704). Dans le domaine politique, Locke soutient que le contrat social n’annihile pas les droits naturels des individus et que le pouvoir politique est donc limité. Son approche fait de lui un chef de file de la pensée libérale et de l’équilibre des pouvoirs.
[42] Jean-Jacques Rousseau, philosophe français (1712-1778). Scandalisé par les inégalités sociales, Rousseau a défendu avec vigueur l’importance de la dignité humaine. Dans son Contrat Social (1762), il soutient que la souveraineté du peuple est inaliénable et indivisible. Il appartient cependant au législateur d’édicter des lois conforme à la Volonté générale, et au gouvernement la charge de les faire exécuter.
[43] Samuel Huntington, « Le réalisme militaire ou le réalisme conservateur de l’éthique professionnelle militaire », dans le Recueil de textes du cours Leadership et éthique de la Division des études permanentes du Collège militaire royal du Canada, Chapitre 13, Kingston, 2002.
[44] La trahison des clercs. Arthur Schopenhauer disait déjà que les philosophes sont de bons serviteurs de l’État. Le meilleur exemple étant Hegel justifiant l’État prussien.
[45] Il faut aussi se rappeler, et Freund le rappelle, que la plupart de ces philosophes ont fait l’expérience des guerres de religion, un événement significatif en la matière puisque il s’agissait ni plus ni moins que d’une remise en compte de l’ordre établi mais que chacune des parties prétendait être guidée par des motifs « élevés », moraux et politiques, d’où une défiance légitime envers le mélange des genres – politique, éthique et religion – chez tous ces philosophes, bien avant Freund. Notons au passage que la question des guerres de religion ou d’éthique (pour la promotion d’un ordre plus juste…) sont toujours d’actualité.
[46] WEBER, Max, Le savant et le politique, trad. Julien Freund, Plon, Paris, 1959.
[47] WEBER, Max, Le savant et le politique, tr.fr. de J. Freund, Plon, Paris, 1959, p.97.
[48] Le savant et le politique, p.196.
[49] L’expression est de Julien Freund.
[50] Le savant et le politique, p.186-187.
[51] Le savant et le politique, p. 187.
[52] FREUND, Julien, Max Weber, PUF, Paris, 1969, p.49.
[53] DALCOURT, André, Les grands leaders charismatiques du XXe siècle, Québec-Amérique, Montréal, 1994.
[54] Les grands leaders charismatiques, p.49.
[55] J’emploi l’expression dans un sens assez proche mais néanmoins différent de celui proposé par Paul Ricœur dans son célèbre article sur l’invasion de la Hongrie en 1956. Cf. Paul RICOEUR, « Le paradoxe politique », Histoire et vérité, Seuil, Paris, 1955, p.260-285.
[56] Il y a cependant un cas exceptionnel qui mériterait une analyse particulière, celui de la Chine communiste qui combine actuellement l’agressivité économique du capitalisme à l’extérieur et la poigne de fer de la dictature politique à l’intérieur.
[57] Paul RICOEUR, « Le paradoxe politique », Histoire et vérité, Éditions du Seuil, Paris, 1955, p.260-285.p.272.
[58] Paul Ricœur, philosophe français (1913-2004) connu notamment pour son rôle lors des événements de mai 68 à titre de recteur de la Sorbonne. Son œuvre philosophique est marquée par le respect de l’autre. Il a donc toujours accordé une place importante à l’éthique dans la réflexion politique.
[59] J’emploierai indistinctement l’expression « force armée » ou « armée » pour désigner l’entité qui regroupe l’aviation, la marine et l’armée (au sens de force terrestre).
[60] Georges Bernanos, écrivain français (1888-1948). Soldat pendant la Première Guerre mondiale, il vient tard à la littérature où ses romans connaissent un grand succès. Dans ses essais, il fait une critique morale de la politique et s’en prend notamment au réalisme. Pendant la Seconde Guerre mondiale, physiquement incapable de combattre, il prend la plume pour faire valoir la mission spirituelle de la France et tenté d’en défendre l’honneur.
[61] Georges BERNANOS, « La France potagère », Le Chemin de la Croix-des-Âmes, dans Essais et écrits de combat, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1995, p.233.
[62] Les Allemands « travaillaient » l’opinion publique française depuis plusieurs années en finançant des publications dont la dominante idéologique était le pacifisme.
[63] L’expression est de Bernanos, elle signifiait que la France était réduite sous Pétain au rôle de potager des Allemands.
[64] Pour Bernanos, la guerre avait aussi une dimension religieuse importante comme affrontement entre le christianisme et le paganisme.
[65] BERNANOS, Le général de Gaulle, chef et symbole de l’honneur français », Le Chemin de la Croix-des-Âmes.
[66] Cf. RESCHER, Nicolas, « La complexité des obligations militaires dans l’exercice de nos fonctions », dans le Recueil de textes du cours Leadership et éthique de la Division des études permanentes du Collège militaire royal du Canada, chapitre 35.
[67] Ce type de problème a été abordé par le major Michel Reid dans une conférence intitulé : Military Ethics and Political Activism: the Charter, the Soldier, and Freedom of Political Expression, prononcée dans le cadre du Congrès annuel de l’Inter-University Seminar on Armed Forces and Society, en octobre 2004 à l’Université York de Toronto.
[68] RICOEUR, Paul, « Le paradoxe politique », Histoire et vérité, Seuil, Paris, 1959, p.263.