Le défi éthique de l’intégration des systèmes de sécurité canadiens
Congrès annuel de l'Inter-Univerisity Seminar on Armed Forces and Society
par Marc Imbeault
L’implication de plus en plus grande du Canada dans la lutte mondiale contre le terrorisme place notre pays en bonne position sur la liste des cibles d’attentats. En ce sens, il est certain que les ressources de l’État canadien affectées à la sécurité doivent être utilisées efficacement. L’intégration des systèmes de sécurité est une façon d’atteindre ce but.
En termes généraux, il est facile d’affirmer que l’intégration des systèmes de sécurité au Canada doit respecter les principes énoncés dans la Charte canadienne des droits et dans les différents codes ou énoncés d’éthique des services concernés. Mais c’est dans les cas particuliers que se révèlent avec le plus d’acuité les problèmes liés à une protection à la fois efficace et moralement défendables des citoyens canadiens. On peut aussi aborder la question à partir de plusieurs angles différents ; je me concentrerai ici sur celui du respect de la dignité humaine et, plus spécifiquement, sur la torture que les traditions et le droit canadien réprouvent formellement.
J’ai divisé ce texte en trois parties : la première traite de la torture en général, la seconde d’un cas particulier, celui de Maher Arar, la troisième est un bref commentaire sur la dimension éthique de l’une des recommandations du juge O’Connor au sujet de la formation des enquêteurs dans le domaine de la sécurité nationale.
1. De l’usage de la torture en général
Plusieurs auteurs depuis l’Antiquité se sont penchés sur la question de savoir si la torture est un moyen moralement justifiable d’obtenir des renseignements. Il n’y a pas de réponse unanime parmi les philosophes à ce sujet. Si comme l’enseigne Kant, tout être raisonnable constitue une « fin en soi » et que la dignité humaine est indépassable, il ne saurait être question de justifier moralement l’usage de la torture
[1]. La seule raison de torturer est donc politique. De ce point de vue, il y a deux voies éthiques possible : celle qui se fonde sur la conviction et celle qui se fonde sur la responsabilité. D’un côté se trouve Kant dont nous avons déjà parlé, et de l’autre Machiavel dont nous allons maintenant dire un mot.
Dans l’optique réaliste d’inspiration machiavélienne l’usage de la torture peut-être le fruit d’un calcul coût/bénéfice. Aujourd’hui encore certains auteurs se plaçant dans cette perspective n’hésitent pas à justifier un usage limité de la torture
[2]. L’exemple le plus souvent utilisé, et le plus typique de cette tendance, est celui du terroriste qui détient une information liée à un attentat à la bombe imminent. Dans un cas comme celui-là, il pourrait être justifié d’utiliser la torture pour obtenir l’information permettant de désamorcer la bombe et de sauver des vies. Il est présupposé ici qu’une telle situation est réellement possible et que l’information obtenue serait fiable. Ce qui n’est pas du tout évident. La possibilité est purement abstraite et l’information obtenue ne serait de toute façon pas meilleure que celle que l’on pourrait obtenir autrement. En fait, l’exemple de « la bombe sur le point d’exploser » n’a qu’une valeur très limitée et ne fait pas beaucoup avancer le débat sur la moralité de l’usage de la torture.
Il est probablement plus intéressant d’examiner les choses d’un point de vue historique, et de se demander quels ont été les résultats de l’usage de la torture dans le domaine du renseignement. Sans entrer dans les détails, on peut résumer le résultat des recherches dans ce domaine en disant que l’usage de la torture n’a donné de résultats incontestablement significatifs qu’à grande échelle
[3]. Comme dans le cas de la bataille d’Alger où le général français Aussaresse a pu dire avec raison que la torture avait été efficace, du moins à court terme, puisque la France à finalement perdu l’Algérie
[4].
Le fait que la torture ne soit efficace qu’à grande échelle explique probablement pourquoi même lorsqu’elle n’est autorisée qu’à petite échelle, pour des cas où l’information qu’on espère obtenir à une valeur exceptionnelle, elle a tendance à se répandre rapidement. C’est ce qui s’est passé ou, en tous cas, était en train de se passer, dans les prisons de Guantanamo et d’Abu Grahib où la torture étaient devenue une pratique courante, surtout si l’on inclut la torture dites « psychologique » par privation sensorielle ou par douleur auto-infligée par exemple. Celui qui adopte ce que Max Weber appelait l’éthique de responsabilité et qui s’inspire de la morale prônée par Machiavel doit être au courant du prix politque élevé qu’entraîne inévitablement l’usage de la torture. Tirant des leçons du passé, Adam Roberts résume bien la situation dans le passage suivant d’une conférence prononcé le 15 janvier 2004 à Paris :
« Toutes les sociétés rencontrent des difficultés lorsqu’elles combattent un ennemi invisible et brutal, susceptible d’avoir de nombreux sympathisants secrets. Dans ce genre de circonstances, la plupart des États, même démocratiques, recourent à une forme de détention sans jugement. Celle-ci comporte des risques importants. Premièrement, celui d’arrêter et de détenir les mauvaises personnes ; deuxièmement, celui de maltraiter les détenus. Dans les deux cas, on risque de créer des martyrs et d’alimenter le terrorisme.
[5]
La question éthique n’est donc pas de savoir si la torture peut-être justifiée dans des cas exceptionnels, mais si elle peut-être justifiée tout court. Car si elle est autorisée une fois par souci d’efficacité, elle se généralisera automatiquement pour la même raison.
2. Discussion du cas de M. Maher Arar
Je ne discuterai pas ici de l’ensemble du cas mais bien du problème éthique lié à la séparation des systèmes de sécurité que ce cas exemplifie. Les questions que soulève le cas de Maher Arar se ramènent in fine à l’usage de la torture, car les imprécisions et les inexactitudes que le juge O’Connor reprochent plusieurs fois dans son rapport à la Gendarmerie royale du Canada ont eu pour conséquences l’extradition de M. Arar en Syrie où le RMS (Renseignement militaire syrien) à obtenu de lui, sous la torture, un aveu : en l’occurrence, celui d’avoir participé à un camp d’entraînement en Afghanistan en 1993
[6]. Aveu que M. Arar soutient n’avoir fait que pour mettre fin aux mauvais traitements dont il était victime en Syrie, mais qui ne correspondrait pas à la réalité.
La suite logique des événements à ici beaucoup d’intérêt pour notre sujet. L’attention des enquêteurs a été attirée par M. Arar suite à une conversation qu’il a eue avec une autre personne soupçonnée d’activités liées au terrorisme dans le café Mango’s d’Ottawa et ensuite « sous la pluie », donnant ainsi l’impression de ne pas vouloir être entendu. M. Arar n’était pas lui-même soupçonné de participer à des activités terroristes mais était ce qu’on appelle dans le jargon du métier une « personne d’intérêt » en ce sens qu’il connaissait et avait des relations (encore indéterminées) avec une autre personne sur laquelle pesait des soupçons. Malheureusement pour M. Arar cette première désignation s’est transformée peu à peu et sans raison valable en une autre désignation qui faisait de lui un extrémiste islamiste soupçonné d’activité terroriste. C’est du moins de cette façon qu’il a été accueilli, si l’on peut dire, par les autorités américaines, lors d’une escale aux Etats-Unis à son retour de Tunisie en 2002. Après une courte détention à New York, M. Arar a été expédié en Syrie où il a été torturé.
Le juge O’Connor dresse de la manière suivante la liste des allégations qui ont eu pour effet d’exagérer la gravité des soupçons pesant sur M. Arar avant qu’il ne soit arrêté à New York :
« À plusieurs reprises avant la détention de M. Arar à New York, le Projet [A-O Canada
[7]] a fourni aux organismes américains des documents donnant parfois à M. Arar une importance qu’il n’avait pas dans l’enquête. Au fil des communications, il a décrit M. Arar comme étant :
· un extrémiste islamiste […] soupçonné d’être lié au mouvement terroriste Al-Qaïda ;
· un suspect ou personne-cible ;
· un sujet principal de l’enquête ;
· une personne ayant un « lien important » avec M. Almalki [le véritable suspect
[8]] ;
· une personne associée à M. Almalki dans un diagramme intitulé « les associés de Ben Laden : l’organisation Al-Qaïda à Ottawa » ;
· une relation d’affaires ou un proche associé de M. Almalki.
Ces descriptions sont complètement inexactes ou, à tout le moins, avaient tendance à exagérer l’importance qu’il avait dans l’enquête du Projet.
[9]»
Il semble évident que cette manière de dépeindre quelqu’un en fait un candidat idéal pour les prisons secrètes que l’administration américaine reconnaît maintenant avoir créé pour obtenir des informations vitales des plus dangereux terroristes. Si nous nous reportons à la situation qui prévalait aux Etats-Unis dans les mois qui ont suivi l’attentat du 9 septembre 2001, affubler quelqu’un de l’étiquette « associé de Ben Laden » ne pouvait qu’avoir des conséquences graves. C’est pourquoi le juge à raison de conclure en disant : « On n’insistera jamais assez sur l’exigence de l’exactitude et de la précision des informations à partager, surtout des informations écrites communiquées dans le cadre d’enquêtes liées au terrorisme. »
[10]
L’affaire Arar met en lumière les difficultés inhérentes au processus d’intégration des systèmes de sécurité au Canada et aussi, dans une certaine mesure, en Amérique du Nord. En fait, le cas Arar semble montrer la nécessité de l’intégration, en ce sens que le cloisonnement entre le SCRS et la GRC est partiellement responsable des « inexactitudes » dont il question dans le rapport du juge O’Connor. Le juge fait remarquer en effet que l’équipe chargée du cas Arar à la GRC (le Projet A-O Canada) était formée d’agents chevronnés possédant de vastes compétences dans tous les domaines d’activités de la GRC. Mais, ajoute le juge, contrairement aux membres du SCRS qui avaient travaillé sur le même dossier auparavant, aucun membre de l’équipe A-O Canada ne possédait de formation approfondie dans le domaine crucial des enquêtes concernant la sécurité nationale. Des agents formés dans ce domaine auraient certainement respecté plus scrupuleusement les règles concernant l’échange de renseignements et, surtout, auraient été plus à même d’évaluer les conséquences graves qui pouvaient découler de la désignation de M. Arar comme extrémiste islamiste soupçonné de faire partie d’une organisation terroriste.
3. L’importance de la formation
Il serait exagéré de faire reposer sur les seuls agents de la GRC le poids d’événements comme ceux qui se sont produits dans le cas de Maher Arar. Il n’est pas non plus utile de s’appesantir sur les erreurs de la GRC. Il vaut certainement mieux se tourner vers les recommandations proposées à la fin du rapport du juge O’Connor. Ces dernières concernent principalement : 1) l’application des lois sur le renseignement, 2) la coopération entre les différents services dans le cadres des enquêtes concernant la sécurité nationale, 3) le contrôle et le filtrage des informations transmises entre les services, 4) les relations avec les pays dont le dossier relatif aux droits de l’Homme est douteux et 5) la formation. Je voudrais conclure cette présentation sur le dernier aspect car il pourrait y avoir en ce domaine des améliorations qui touchent à l’efficacité autant qu’à la moralité du fonctionnement du système de sécurité canadien.
Il est évident que l’étude du « contexte social
[11] » pourrait contribuer à l’amélioration des services de sécurité au Canada. Cela suppose, me semble-t-il, que la lutte contre le terrorisme gagnerait à s’inscrire dans une perspective historique. Cette lutte n’est pas nouvelle. L’invention de ce mot en français – comme bien d’autres il est passé ensuite à l’anglais ! – remonte à la Révolution française et désignait les partisans de la Grande Terreur, dont les plus connus sont Robespierre et Saint-Just. Le terme a très vite été utilisé pour désigner ceux qui combattirent le retour à l’ordre incarné par Napoléon. Or, ce dernier a confié la lutte contre le terrorisme à un grand homme et un grand policier, Joseph Fouché duc d’Otrante, dont les incroyables succès étaient fondés essentiellement sur la capacité de raisonnement logique. Il est intéressant de noter que le ministre de Napoléon à toujours désapprouvé l’usage des méthodes dites « alternatives » d’interrogatoires et qu’il misait fondamentalement sur l’intelligence pour obtenir les renseignements dont ils avaient besoin. Il a ainsi « retourné » un grand nombre de terroristes, ce qui lui a permis d’assurer à l’empereur la sécurité intérieure dont il avait besoin pour mener ses campagnes à la grandeur de l’Europe. La méthode de Fouché n’était certainement pas infaillible mais elle avait le mérite d’être à la fois efficace et relativement non violente. Je dis relativement car Fouché n’a jamais reculé devant une arrestation, un emprisonnement ou même une fusillade en règle.
Je crois donc pouvoir conclure en disant que les agents chargés de la sécurité nationale dans un futur système intégré, gagneraient à être formé dans le domaine des sciences sociales, mais aussi de l’histoire et de la philosophie, notamment dans le domaine de la logique, l’arme suprême de Joseph Fouché.
Bibliographie
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FOUCHÉ, Joseph, Mémoires de Joseph Fouché duc d’Otrante, présentation de Michel Vovelle, Paris, Imprimerie nationale, 1992.
IMBEAULT, Marc, MONTIFROY, Gérard, Géopolitique et pouvoirs, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2003.
MADELIN, Louis, Fouché, 1759-1820, Plon, Paris, 1955.
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PFAFF, Tony, "Bungee Jumping off the Moral Highground: Ethics of Espionage in the Modern Age", in Ethics of Spying, sous la direction de Jan Goldman et Martin Gordon, The Scarecrow Press, Toronto, 2006, pp. 66-103.
ROBERTS, Adam, « La ‘guerre contre le terrorisme’ dans une perspective historique », dans Justifier la guerre ? De l’humanitaire au contre-terrorisme, sous la direction de Gilles Andréani et Pierre Hassner, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, Paris, 2005, p.162.
TROTTIER, Yves, IMBEAULT, Marc, Limites de la violence, Québec, Presses de l’Université Laval, 2006.
[1] Tony Pfaff tente de maintenir l’essentiel de l’exigence kantienne dans le contexte de l’après 9/11. Il nuance toutefois l’approche du philosophe en introduisant l’idée que ceux qui décident de jouer le jeu du terrorisme doivent s’attendre à en subir les conséquences, et que cette anticipation elle-même constitue la base d’une justification des méthodes employées par les services de sécurité. Pfaff ne va pas cependant jusqu’à justifier explicitement l’usage de la torture. Cf. "Bungee Jumping off the Moral Highground: Ethics of Espionage in the Modern Age", dans Ethics of Spying, The Scarecrow Press, Toronto, 2006, pp. 66-103.
[2] Dans la foulée de Michael Levin et Alan Dershowitz qui justifie la torture lorsque c’est le seul moyen d’éviter une menace grave et éminente, Fritz Allhoff propose une réflexion sur les conditions qui peuvent justifier moralement le recours à cette pratique dans : « An Ethical Defense of Torture in Interrogation », Ethics of Spying, The Scarecrow Press, Toronto, 2006, p.126-140.
[3] Alfred McCoy donne de cette thèse une démonstration convaincante dans son livre intitulé : A Question of Torture : CIA Interrogation, form the Cold War to the War on Terror. New York, Metropolitan Books, 2006.
[4] Nous avons analysé ailleurs les fondements géopolitiques de cette guerre dans Géopolitique et pouvoirs, publié en collaboration avec Gérard Montiftoy, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2003 ; et la réflexion sur la violence qu’elle a inspirée à l’écrivain Albert Camus dans Limites de la violence, publié en collaboration avec Yves Trottier, Québec, Presses de l’Université Laval, 2006.
[5] Roberts, Adam, « La ‘guerre contre le terrorisme’ dans une perspective historique », dans Justifier la guerre ? De l’humanitaire au contre-terrorisme, sous la direction de Gilles Andréani et Pierre Hassner, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, Paris, 2005, p.162.
[6] C’est probablement le « renseignement » qui a été le plus dommageable à la réputation de M. Arar. La diffusion dans les médias de cette information après le retour au Canada de M. Arar pose en elle-même un grave problème éthique.
[7] C’est nous qui précisons.
[8] C’est nous qui précisons.
[9] Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à Maher Arar, Rapport sur les événements concernant Maher Arar. Analyses et recommandations. Éditions et Services de dépôt. Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, Ottawa (Ontario), p.122. Le texte est disponible à www.commissionarar.ca
[10] Ibid. p.123.
[11] Ce sont les termes employés par le juge dans son rapport, p.355.