7 septembre 2009

Conférence de Calgary

Le Canada comme puissance maritime
Marc Imbeault
Collège militaire royal de Saint-Jean
Strategic Advisory Group
Naval Museum of Alberta
Calgary, 1er septembre 2009

« Cette chambre reconnaît le devoir qui incombe au peuple canadien, à mesure que son chiffre de population et ses richesses augmentent, d’assumer dans une plus large mesure les responsabilités de la défense nationale. »
Wilfrid Laurier, Le Canada et la marine, 12 décembre 1912.

Le Canada est une puissance maritime. Sa devise « D’un océan à l’autre » l’exprime clairement, sa géographie le prouve mais sa politique ne l’intègre pas encore pleinement. Je me propose dans ce qui suit de poser les jalons d’une nouvelle approche de la puissance maritime du Canada en développant une vision de celle-ci ancrée dans la réalité géopolitique : une vision résolument tournée vers l’avenir mais aussi respectueuse de nos meilleures traditions en matière de droits politiques en général et de droits de l’Homme en particulier[1].
Le premier homme politique à avoir traduit dans une institution la dimension éminemment maritime de la géopolitique canadienne est le premier ministre Wilfrid Laurier qui créa il y un siècle la Marine royale canadienne. La vision de Laurier peut d’ailleurs encore aujourd’hui nous inspirer. Il pensait, en effet, que son pays deviendrait une grande nation dans l’avenir. Je crois qu’il avait raison et je vais tenter de le démontrer maintenant à partir d’une réflexion sur l’avenir de la marine.
Cette dernière devrait, selon moi, être au cœur du processus par lequel le Canada pourrait devenir un leader de stature mondiale au cours du XXIe siècle. C’est dans cette perspective que je vais tenter de répondre à la question : La marine canadienne doit-elle être indépendante ou intégrée aux forces alliés ?
Pour étayer mon propos je vais procéder en trois étapes.
1. La première portera sur la distinction conceptuelle qu’il faut faire entre les notions politiques de force, de pouvoir, de violence et de puissance.
2. La seconde traitera de la puissance canadienne en tant que telle.
3. La troisième contiendra des recommandations pour l’avenir du Canada et de sa marine à court et à long terme.
L’ensemble du texte est placé sous l’angle de la prospective et tente à l’aide de la philosophie et de la géopolitique de situer le rang de la puissance maritime canadienne dans l’horizon du troisième millénaire.
1. Force, puissance et violence
D’après le philosophe Julien Freund, la notion de puissance doit être soigneusement distinguée de trois autres notions qui forment avec elle une constellation de concepts politiques fondamentaux : le pouvoir, la force et la violence[2].
La puissance d’un État, d’une organisation ou d’un individu relève davantage de l’image qu’ils projettent et de leur réputation que de leur simple réalité. Autrement dit, la puissance est souvent liée au pouvoir et à la force, mais n’est pas forcément limitée par celles-ci. Freund propose deux exemples qui montrent bien cette différence entre la puissance, le pouvoir et la force. Ce sont des cas exceptionnels, mais c’est parfois dans ces situations limites que se révèle la vraie la nature des phénomènes.
Voici le premier : « Jeanne d’Arc, dit-il, n’était qu’une jeune bergère, mais son apparition transforma complètement l’armée royale, puisqu’avec les mêmes armes et les mêmes hommes [c’est nous qui soulignons] elle redonna puissance à une troupe à peu près inapte au combat[3]. » Cet exemple est particulièrement intéressant à la lumière des théories contemporaines du leadership car il montre ce que peut accomplir le « leadership transformationnel ». Jeanne d’Arc redonne toute sa puissance à l’armée française en la transformant. Non pas qu’elle apporte avec elle de nouvelles armes ou même de nouvelles tactiques – là-dessus elle se fiera aux hommes de métier – mais parce qu’elle sera une source d’inspiration extraordinaire pour la troupe, là où il n’y en avait plus. C’est donc uniquement par son charisme, sa détermination et sa vison de la mission spirituelle de la France qu’elle a réussi à faire d’une masse d’individus armés, une troupe de soldats disciplinés, capables d’obéir à leurs chefs et d’appliquer un plan stratégique à grande échelle.
Le deuxième exemple est celui de Napoléon débarquant de l’île d’Elbe : « le prodige de l’invasion d’un seul homme[4] ». Le pouvoir en place et la police française eurent beau l’attendre de pied ferme, il renversa la situation par sa seule présence, sans qu’un seul coup de feu soit tiré. Là encore le charisme joua un grand rôle. Napoléon connaissait personnellement chacun des chefs chargés de le capturer et plusieurs des soldats qui les accompagnaient. Il s’adressa donc directement à eux. Seul et désarmé, il réussit à prendre le commandement de la troupe chargée de l’arrêter et de le conduire à Paris (où il devait être mis dans une cage de fer!) et c’est l’inverse qui se produisit : il remonta vers la capitale pour reprendre le pouvoir[5]. À La Mure, il fait face au bataillon du 5e de ligne. Il se présente alors la poitrine découverte et lance : « S’il en est un parmi vous qui veuille tuer son empereur, me voilà. » Aucun n’obéit à l’ordre de faire feu[6].
Il est des puissances chancelantes qui possèdent pourtant encore beaucoup de force. Au début des années 1980, l’URSS disposait d’une force militaire comparable à celle des États-Unis, peut-être même supérieure, mais sa puissance entamait pourtant un inéluctable déclin.
« Dès qu’une collectivité politique est en perte de puissance, aucune réussite économique ou matérielle ne saurait compenser, politiquement, cette carence. C’est que la puissance dépend moins de la quantité ou de l’abondance des richesses et des biens que de la ténacité, de la détermination résolue et d’une certaine fougue imployable qui ouvrent sans cesse de nouvelles perspectives et accroissent les chances et les possibilités d’extensions. »
L’essence du politique, p.137.
Cette citation d’apparence anodine me semble être d’une importance capitale pour notre propos. Elle signifie qu’il existerait un point de non-retour dans la destinée des collectivités. Un moment à partir duquel la perte de puissance ne pourrait plus être arrêtée. Une sorte de pente fatale qui conduirait inéluctablement au déclin. C’est ainsi que des « superpuissances » apparemment inattaquable et indestructibles, pourraient être graduellement reléguées au second plan. Les meilleurs chefs ne pouvant que ralentir un processus de dissolution indépendant d’eux.
L’Empire romain paraissait indestructible avant d’être vaincu par des hordes de barbares plus déterminés que lui à se battre. Machiavel disait que les meilleures armes font les meilleurs princes et qu’il est illusoire de penser pouvoir gouverner par l’opération du Saint-Esprit comme le croyait le moine Jérôme Savonarole à Florence, mais il a toujours insisté aussi sur la force morale et la bonne fortune du chef politique pour expliquer son succès. La force matérielle impressionne, mais la puissance s’impose plus mystérieusement, elle se développe au-delà des calculs et des bilans économiques ou militaires proprement dit. On la reconnaît au fait que le groupe qui la possède est difficile à vaincre sur le terrain, même lorsqu’il est confronté à un autre groupe disposant de forces matérielles supérieures. Un peu comme sur un échiquier, lorsque l’un des deux camps dispose d’un avantage matériel mais perd l’initiative ou se laisse impressionner par un adversaire plus déterminé.
La puissance n’est pas non plus synonyme de violence, même si elle peut en faire usage. La violence est inhérente au phénomène politique. Tout État possède une police, une armée, un « appareil répressif », qui assure son autorité et permet l’application de la loi. L’usage de cette force peut-être plus ou moins violent. Dans les cas extrêmes, la raison d’État peut être invoquée pour justifier la torture ou le meurtre. Mais, même si la violence peut, comme le rappelle Freund[7], être interprétée comme une manifestation de puissance, elle n’en constitue pas une condition essentielle. L’usage excessif de la violence pourrait même être un signe d’impuissance : « […] la violence est souvent une manière de compenser l’impuissance. En tous cas, la violence ne saurait remplacer la puissance, sinon illusoirement et éphémèrement, à moins de trouver ailleurs un solide fondement à ses capacités. Les révolutions dégénèrent facilement en violence, mais elles trouvent ailleurs la base de leur puissance[8]. »
La puissance ne peut donc être réduite à la force que possède un pays ou à la violence qu’il exerce. Elle repose davantage sur ce qu’il possède mais qui n’est pas encore nécessairement actualisé, sur son potentiel, et encore davantage peut-être sur sa détermination à s’en servir. C’est en ce sens que le Canada peut devenir une grande puissance, car il a incontestablement un immense potentiel. Ce qui lui manque, c’est le temps, la population et la volonté. Ce dernier aspect est très important et nous y reviendrons plus loin.
2. La puissance du Canada
Le Canada dispose d’une combinaison exceptionnelle de richesses qui font de lui un candidat au statut de superpuissance. On y trouve, en effet, la plus grande réserve d’eau douce au monde ainsi que l’une des plus grande réserve de pétrole[9]. Sans parler de tous les autres richesses naturelles qui y sont présentes. Mais, lorsqu’on ajoute à cela trois façades océaniques, un régime politique stable solidement appuyé sur des institutions dont les traditions remontent à l’Empire britannique, on peut dire que le Canada représente du point de vue géopolitique une des grandes puissances de l’avenir.
De fait, le Canada connaît depuis une cinquantaine d’année une montée en puissance qui ne semble pas sur le point de ralentir, les autres pays qui pourraient peut-être rivaliser avec lui étant soit en déclin relatif (États-Unis, pays de l’Europe de l’Ouest) ou surpeuplés (Chine, Inde), sans parler de la dépendance de ces pays vis-à-vis des matières premières. L’exemple des États-Unis est le plus typique. Sa force est incomparable actuellement. Par contre, sa puissance est déclinante. Quant à la Russie, elle peut certes revendiquer elle aussi un immense territoire et de grandes richesses pétrolifères, mais pas de façades océaniques comparables au Canada sur l’Atlantique et le Pacifique. La nouvelle situation de l’Arctique liée au réchauffement climatique ouvre toutefois de nouvelles perspectives tant pour le Canada que pour la Russie. Dans ces conditions, la montée en puissance du Canada pourrait devenir quasiment irrésistible. D’abord, ce réchauffement risque de provoquer un phénomène appelé « immigration écologique ». Or, l’une des destinations privilégiées de cette immigration pourrait être notre pays. Ce qui aurait pour effet de remplir la première condition évoquée plus haut pour augmenter la force du Canada.
Ensuite, le réchauffement devrait permettre l’exploitation de tout le territoire canadien – ou du moins d’une large partie, et notamment du grand Nord, dont on sait maintenant que le sous-sol regorge de richesses. Enfin, si le climat du Canada a été jusqu’à maintenant un désavantage, il va rapidement devenir un atout puisque c’est là que se trouveront les zones les plus tempérés du globe. Autrement dit, les inconvénients du réchauffement de la planète pourront être compensés au Canada par des avantages qui lui permettront d’augmenter sa force et de tirer profit au maximum de son immense potentiel.
C’est dans ce contexte qu’il faut situer l’ouverture du « passage du Nord-Ouest » et la rivalité entre le Canada et la Russie évoquée plus haut. Il s’agit d’un défi de taille mais, sur le long terme, le Canada dispose d’un avantage stratégique déterminant sur son rival : ses deux autres façades océaniques, celle de l’Atlantique et celle du Pacifique. Alors que la Russie ne pourra compter au mieux que sur une seule façade océanique, le Canada aura la possibilité de déployer sa flotte sur trois. Il n’en reste pas moins que, dans ces conditions, le Canada aura comme jamais besoin d’une marine capable d’assurer sa sécurité. Ce sera une priorité autant du point de vue militaire que commercial. C’est pourquoi, il est important de commencer dès maintenant à tenir compte de cet impératif dans la planification stratégique de la défense nationale. Ce qui m’amène à parler de la philosophie qui devrait guider cette stratégie à court et à long terme.
3. L’avenir du Canada et de la marine canadienne
Lors d’un séminaire portant sur les risques maritimes en matière de terrorisme tenu récemment à San Diego[10], l’un des conférenciers a conclu son exposé de manière « humoristique » en montrant un « pédalo » surmonté d’une mitraillette et portant le drapeau du Canada. Cet épisode stigmatise la réputation de la marine canadienne comme étant à la fois faible et mal équipée. Or, dans la réalité, la marine canadienne n’est pas à ce point démunie. Elle se situe en fait juste derrière celles de pays comme la Grande-Bretagne ou la France et se distingue par sa très grande interopérabilité avec les pays alliés.
Là où elle pourrait peut-être augmenter rapidement sa force serait en améliorant sa capacité de travailler avec les autres éléments des Forces canadiennes, notamment en ce qui concerne les communications. Mais, ici, il faut dire que les autres éléments des Forces canadiennes doivent eux aussi faire les efforts nécessaire pour s’adapter à la marine canadienne. Tout simplement parce que le Canada est essentiellement une puissance maritime. Ce n’est pas pour rien que, pendant la Seconde Guerre mondiale, notre pays s’est d’abord distingué sur les mers. C’est aussi grâce aux océans que nous conservons l’un des plus hauts niveaux de vie sur la planète. Il est donc évident que l’ensemble des Forces canadiennes devraient avoir en vue cette caractéristique essentielle de la géopolitique canadienne et, par conséquent, appuyer la marine et participer à son développement et à son rayonnement partout dans le monde.
À long terme la marine devrait devenir le fer de lance des Forces canadiennes et le pivot de son système de défense et d’attaque. Le développement de la puissance canadienne est conditionné par le contrôle de son immense littoral et l’affirmation sans équivoque de sa souveraineté sur les eaux territoriales des trois océans qui l’entourent. Mais, il faudra aussi à l’avenir que la marine canadienne puisse intervenir avec de plus en plus de force au-delà des limites de ses eaux territoriales pour faire entendre la voix du Canada partout dans le monde. C’est pourquoi la marine canadienne doit devenir une force de premier plan au niveau mondial.
Or, c’est justement en jouant un rôle sur le plan mondial que les Canadiens pourront influencer positivement le destin de l’humanité. C’est ainsi qu’ils partageront les traditions politiques humanistes qui les caractérisent et qu’il n’est pas question d’abandonner au profit d’une simple politique de puissance. Car comme le disait Laurier : « La seule façon de défendre ses idées et ses principes est de les faire connaître.[11] »
Le Canada, en effet, ne pourra pas conserver à l’avenir le même type de politique qui le caractérisait à l’époque où il se limitait essentiellement à des missions de maintien de la paix. En devenant une grande puissance, il devra tôt ou tard assumer le type de politique qui caractérise celles-ci. Autrement dit, il ne sera pas possible de continuer à penser comme un petit pays alors que nous serons devenus un grand pays. Les autres nations ne nous laisseront d’ailleurs pas le choix. Le Canada devra donc faire preuve de la volonté nécessaire pour jouer le rôle que la conjoncture mondiale l’appelle à jouer et que son devoir lui impose. Nous devrons donc avoir suffisamment de forces pour assumer les conséquences de nos décisions, sans parler de la simple défense de nos intérêts vitaux.
Notons aussi que la stratégie navale suggérée ici n’exclut aucunement le développement des autres éléments des Forces canadiennes. C’est même exactement le contraire car en appuyant sa philosophie militaire sur la réalité de son territoire, le Canada pourra assurer la stabilité de sa politique, la prospérité de son économie et le développement d’une force intégrée. Une intégration dont ont parle depuis longtemps, mais impossible à réaliser si l’on ne prend pas conscience de l’importance de la marine au sein du système de défense et, surtout, si l’on ne prend pas conscience des changements cruciaux qui sont en train d’affecter notre territoire.
Conclusion
Rappelons pour terminer cette leçon du philosophe Machiavel pour qui la force morale – la détermination – est un élément clé de toute équation politique. Sans elle, la richesse matérielle, la force des armées et la grandeur des institutions politiques n’est plus rien. En ce sens, nous pouvons encore une fois nous inspirer de Laurier pour énoncer notre recommandation finale à ceux qui se demandent si la marine canadienne doit rester indépendante ou si elle doit s’intégrer aux Forces alliées. D’après moi, la modération du principe énoncé par ce grand homme d’État canadien au début du siècle dernier en parlant de l’Empire britannique vaut toujours : « L’empire, disait-il, se compose d’une multitude de nations libres soumises à un même souverain, mais qui, avant tout, se doivent à elles-mêmes[12]. » Aujourd’hui encore, et pour longtemps j’espère, le Canada ne se doit qu’à lui-même. Il doit s’allier aux autres nations qui partagent avec lui des valeurs communes et des intérêts communs, mais il doit aussi défendre jalousement sont indépendance. Or, ces deux objectifs ne sont pas contradictoires mais complémentaires.
Il est en effet parfaitement possible à la marine canadienne de jouer un rôle dans les Forces alliées tout en restant indépendante. Et, même s’il est vrai qu’en l’état actuel des choses, la marine canadienne – et le Canada lui-même – ne jouent qu’un rôle relativement mineur au sein de celles-ci, les lignes prospectives que j’ai tracées permettent de penser que la situation pourrait évoluer à plus ou moins long terme. Si, comme je le crois, le Canada est appelé à devenir une véritable puissance mondiale, il doit dès aujourd’hui se donner les moyens de ses ambitions, et ce, notamment, en se dotant d’une organisation militaire suffisamment puissante et indépendante pour relever les défis qui l’attendent.
Montréal, août 2009


Bibliographie
BAINVILLE, Jacques, Napoléon, Arthème-Fayard, Paris, 1931.
BÉLANGER, Réal, Dictionnaire biographique du Canada en ligne, http://www.biographi.ca/.
CRESWELL, Kevin, “Maritime Security and Port/Border Awareness”, presentation au Bicoastal Counter Terrorism Summit, Halo Corporation, San Diego State University, Visualization Center, avril 2009.
FREUND, Julien, L’essence du politique, Paris, Sirey, 1965.
IMBEAULT, Marc, “L’exportation des valeurs canadiennes”, conférence prononcée à Saint-Jean-sur-Richelieu lors du colloque Le nouveau champ de bataille, en 2007, disponible sur le site : www.phigeo.blogspot.com.
IMBEAULT, Marc, « La conflictualité au cœur du Saint-Laurent », conférence prononcée à Québec lors du colloque Le Saint-Laurent en guerre : 1608-2008, disponible sur le site : www.phigeo.blogspot.com.
IMBEAULT, Marc et MONTIFROY, Gérard, Géopolitique & Économies, Paris, Frison-Roche, 1997.
IMBEAULT, Marc et MONTIFROY, Gérard, Géopolitique & Pouvoirs, Lausanne, L’Age d’Homme, 2003.
“La marine dont le Canada a besoin”, site de la marine canadiennes, http://www.navy.forces.gc.ca/.
LAURIER, Wilfrid, Le Canada et la marine, Discours prononcé par le Très Honorable Sir Wilfrid Laurier, Chef de l’Opposition, 12 décembre 1912, Bureau Central de l’information du parti libéral canadien, Ottawa, 1913.
MACHIAVEL, Le Prince, trad. de Jean Anglade, Paris, Le Livre de Poche, 1972.
Point de mire. Stratégie de la marine pour 2020, Défense nationale, Direction de la stratégie maritime, disponible sur le site de la marine canadienne, http://www.navy.forces.gc.ca/.
SCHULL, Joseph, Laurier. The First Canadian, Toronto, MacMillan of Canada, 1965.
WILLIAM, Donald, Le choc des temps, Paris, Frison-Roche, 2000.
WILLIAM, Donald, Le temps des rivalités, Sainte-Foy, Fleurs de Lys, 2002.


[1] Au sujet des traditions canadiennes en matière de défense des droits de l’Homme on se reportera à notre conférence intitulée : « L’exportation des valeurs canadiennes : Réflexion sur la guerre en Afghanistan », prononcée lors du colloque intitulée Le nouveau champ de bataille, tenue au Collège militaire royal de Saint-Jean en 2007 et dont le texte est disponible à l’adresse : www.phigeo.blogspot.com.
[2] FREUND, Julien, L’essence du politique, Paris, Sirey, 1965.
[3] L’essence du politique, p. 136.
[4] Le mot est de Chateaubriand, cité par Jacques Bainville, Napoléon, Paris, Arthème Fayard, 1931, p.448-449.
[5] Réalisant la prophétie : « L’aigle, avec les couleurs nationales, volera de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame. », Napoléon, p. 448.
[6] Sur cet épisode, Napoléon, p. 450.
[7] L’essence du politique, p.139.
[8] L’essence du politique, p.139.
[9] On trouvera un exposé de ce phénomène appliqué à la province de Québec dans notre conférence intitulée : « La ‘conflictualité’ au cœur du Saint-Laurent », prononcée à Québec lors du colloque Le Saint-Laurent en guerre : 1608-2008 et disponible sur le site : www.phigeo.blogspot.com.
[10] CRESWELL, Kevin, “Maritime Security and Port/Border Awareness”, Bicoastal Counter Terrorism Summit, Halo Corporation, San Diego State University, Visualization Center, avril 2009.
[11] Dicocitations, http://www.dicocitations.com/auteur/2605/sir_Wilfrid_Laurier.php, consulté le 26 août 2009.
[12] Cité par Réal Bélanger dans le Dictionnaire biographique du Canada en ligne, http://www.biographi.ca/, consulté le 25 août 2009.

Conférence de Québec

La « conflictualité » au cœur du Saint-Laurent

13e Colloque Canada-Québec en histoire militaire
Le Saint-Laurent en guerre (1608-2008)

Marc Imbeault

Collège militaire royal de Saint-Jean
Division des études permanentes

Marc.Imbeault@cmrsj-rmcsj.ca
marc.imbeault@gmail.com


1. Le fleuve d’une nation

La signification du Saint-Laurent évoque plusieurs symboles. Je voudrais discuter le sens de quelques-uns d’entre eux autour du concept géopolitique de « conflictualité ». Le fleuve a été depuis 400 ans le lieu de conquêtes, d’invasions et de guerres, mais aussi de compétition économique et de rivalités incessantes. Il représente donc en premier lieu un axe de défense et de combats, l’un des points culminants de ces batailles étant la conquête de Québec en 1759. Il y a 400 ans, le fleuve Saint-Laurent comme route commerciale est le moteur du développement économique de la jeune nation canadienne-française. Il devient rapidement la « colonne vertébrale » de l’économie canadienne et le point d’appui de sa puissance. C’est grâce à lui que le Canada émerge dans le concert des nations à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Mais, au cours du XXe siècle, et en ce début de XXIe, le Saint-Laurent se retrouve au cœur de nouveaux conflits. Depuis le milieu du XXe siècle, en effet, la province de Québec a connu la montée d’un mouvement nationalitaire[1], dont la marche aboutira à la reconnaissance par le gouvernement canadien de la nation québécoise.

Je voudrais discuter du sens de cette reconnaissance et des perspectives quelle ouvre pour l’avenir du Québec et du Canada. L’une des questions qui se posent est de savoir si la configuration géopolitique et historique du Saint-Laurent entraînera nécessairement de nouveaux soubresauts dans les relations entre le Québec et le Canada, ou bien si la reconnaissance du Québec comme nation est un symbole suffisamment puissant pour contenir la « conflictualité » inhérente à la géopolitique du Saint-Laurent.

Pour tenter de répondre à cette question je voudrais d’abord mettre en perspective deux thèses mise de l’avant par Alexis de Tocqueville et Arthur de Gobineau au XIXe siècle. La première, idéaliste et libérale, soutient que malgré l’existence de déterminismes d’ordre matériel, les êtres humains peuvent orienter leur avenir. La seconde thèse, matérialiste, soutient le contraire, c’est-à-dire que le destin de l’humanité est déterminé d’avance et qu’on n’y peut rien changer. Je voudrais ensuite proposer une solution inspirée de Machiavel. Ce dernier rappelle que même si nous ne pouvons pas empêcher la nature de se déchaîner périodiquement, rien ne nous empêche de construire des digues et de faire des travaux en prévision de ces intempéries. De sorte que, même si les êtres humains ne peuvent pas déterminer la marche de l’univers, du moins peuvent-ils essayer d’en prévoir les caprices et s’y préparer. En ce sens, il pourrait être utile de réfléchir à l’avenir du Québec en fonction des soubresauts du passé en prévoyant que de nouvelles crises surviendront puisque le Saint-Laurent est un axe de conflictualités récurrentes et systématiques. Nous pourrions ainsi profiter de l’accalmie actuelle – en partie due à la reconnaissance du Québec comme nation – pour ouvrir la voie à une nouvelle philosophie des rapports entre le Québec et le Canada. Une philosophie qui tiendrait compte des leçons du passé pour ouvrir de nouvelles perspectives d’avenir.

2. Gobineau et Tocqueville : déterminisme et liberté

Les deux auteurs étaient non seulement des amis, comme en témoigne leur abondante correspondance[2], mais ils partageaient certaines idées fondamentales. La plus importante étant que les sociétés étaient marquées par une tendance universelle à l’égalisation. Par contre, ils interprétaient de manière différente les conséquences possibles de cette égalisation. Gobineau y voit une pente fatale qui mènera progressivement à la disparition de toutes les différences entre les peuples jusqu’à l’uniformisation finale précédant la mort selon un processus que les êtres humains pris individuellement ne peuvent que subir plus ou moins héroïquement. Tocqueville, à l’inverse, conçoit l’égalisation comme un défi pour l’humanité, l’occasion d’un authentique choix de société entre deux types de régime : libéral ou autoritaire, voire tyrannique.

Au début de son célèbre et controversé Essai sur l’inégalité des races humaines[3] Arthur de Gobineau pose cette question fondamentale : « Quelle est, quelle peut être la part du libre arbitre [c’est moi qui souligne] dans le développement des civilisations, quel peut être son rôle dans un ensemble soumis au déterminisme universel des lois de la vie ?[4] ». Dans son Essai, cette question prend la forme d’une interrogation sur la naissance, la croissance, le déclin et la mort des civilisations. Gobineau soutient à ce sujet que les fléaux comme le fanatisme, le luxe, les mauvaises mœurs, l’irréligion ou les mauvais gouvernements ne peuvent à eux seuls expliquer la disparition apparemment inéluctable des États et qu’il faut plutôt chercher la cause de l’effondrement des civilisations à l’intérieur d’elles-mêmes. « Indépendamment donc des circonstances de bien-être ou de malaise, on[5] a commencé à envisager la constitution des sociétés en elle-même, et on s’est montré disposé à admettre, dit-il, que nulle cause extérieure n’avait sur elle une prise mortelle, tant qu’un principe destructif né d’elle-même et dans son sein, inhérent, attaché à ses entrailles, n’étaient pas puissamment développé, et qu’au contraire, aussitôt que ce fait destructeur existait, le peuple, chez lequel il fallait le constater, ne pouvait manquer de mourir, fût-il le mieux gouverné des peuples, absolument comme un cheval épuisé s’abat sur une route unie. [6] » Essai sur l’inégalité des races humaines, p. 161. Dans l’Essai de Gobineau cette thèse prend la forme d’un déterminisme biologique dont la dialectique n’est pas sans rappeler celle proposée quelques années plus tard (dans une perspective économique) par Karl Marx en 1859[7] dans la tout aussi célèbre préface à la Contribution à la critique de l’économie politique[8].

Le détail des thèses de Gobineau ne nous intéresse pas tellement ici, mais j’aimerais esquisser une comparaison des perspectives mise de l’avant par Gobineau et Tocqueville au sujet du déterminisme et de la liberté. Les deux auteurs étaient d’accord sur un point fondamental. Tout deux pensaient que le trait caractéristique de l’évolution des sociétés était le processus d’égalisation dont la Révolution française avait marqué l’accélération à la fin du XVIIIe siècle. Pour Gobineau ce processus d’égalisation signifiait que l’espèce allait être homogénéisée à un point tel que tout esprit créateur et authentiquement original finirait par disparaître pour laisser place à une société entièrement domestiquée, contrôlée, vieillie au point de n’être plus capable de se régénérer. Ce destin funeste devant aboutir à la disparition pure et simple de l’humanité dans un ou deux millénaires. De son côté, Tocqueville propose une interprétation toute différente de l’égalisation. S’il considérait cette tendance à l’égalisation des conditions comme indéniable, Tocqueville pensait quelle ne déterminait pas entièrement le destin des sociétés humaines. « Le développement graduel de l’égalité, dit-il, est un fait providentiel. Il en a les principaux caractères : il est universel, il est durable, il échappe chaque jour à la puissance humaine, tous les événements comme tous les hommes ont servi son développement.[9] » Ce fait inexorable doit être accepté comme un fatum : « Serait-il sage de croire qu’un mouvement social qui vient de si loin puisse être suspendu par une génération ?[10] » Sur ce point, Tocqueville est entièrement d’accord avec Gobineau. L’égalisation des conditions sociales est une vérité qui ne dépend pas de la volonté des hommes. Elle s’apparente plutôt à celle de Dieu et il ne sert à rien de s’y opposer. Par contre, Tocqueville apporte une nuance importante à sa pensée. Il précise que si nous ne pouvons pas stopper le mouvement de l’égalisation, du moins pouvons-nous en infléchir la direction. Il dépend de nous, en effet, qu’elle soit ordonnée ou tyrannique, agitée ou tranquille, pacifique ou guerrière, libérale ou oppressive. Autrement dit, si le destin des sociétés est commandé par une inexorable tendance vers l’égalité, il n’est pas pour autant forcé au nivellement par le bas, à la dictature de l’opinion ou à la tyrannie de la majorité, pour reprendre une expression chère à Tocqueville. C’est en ce sens-là, me semble-t-il, que la philosophie de Tocqueville se distingue de celle de Gobineau et l’emporte. Mais, si Tocqueville est le maître de la pensée libérale. Machiavel est le maître de la pensée politique et c’est vers lui que je voudrais me tourner maintenant pour compléter ma réflexion sur la conflictualité au cœur du Saint-Laurent.


3. Une approche machiavélienne du Saint-Laurent

3.1. Le libre arbitre selon Machiavel

Dans Le Prince, Machiavel aborde le problème du libre arbitre dans le domaine politique avec la perspicacité qu’on lui connaît. Il dit, en substance, que les êtres humains, bien qu’ils soient soumis aux caprices de la nature, peuvent construire des digues pour contenir les torrents et que, de manière générale, même s’ils ne peuvent pas empêcher les tempêtes et les ouragans; peuvent-ils du moins s’y préparer à l’avance et prévoir des abris afin d’en diminuer les effets :

« […] comme notre libre arbitre ne peut disparaître, j’en viens à croire que la fortune est maîtresse de la moitié de nos actions, mais qu’elle nous abandonne à peu près l’autre moitié. Je la vois pareille à une rivière torrentueuse qui dans sa fureur inonde les plaines, emporte les arbres et les maisons, arrache la terre d’un côté, la dépose de l’autre; chacun fuit devant elle, chacun cède à son assaut, sans pouvoir dresser aucun obstacle. Et bien que sa nature soit telle, il n’empêche que les hommes, le calme revenu, peuvent prendre certaines dispositions, construire des digues et des remparts, en sorte que la nouvelle crue s’évacuera par un canal ou causera des ravages moindres. Il en est de même de la fortune : elle fait la démonstration de sa puissance là où aucune vertu ne s’est préparée à lui résister; elle tourne ses assauts où elle sait que nul obstacle n’a été construit pour lui tenir tête. »

Nicolas Machiavel, Le Prince, XXV, Le Livre de Poche, p.130-131.

Il en est de même en politique d’après Machiavel. Le prince (le chef politique), ne peut tout prévoir à l’avance, mais au moins peut-il se prémunir contre les revers de la fortune et en minimiser les effets négatifs. Il doit prévoir qu’il y aura des imprévus et se ménager toujours une marge de manœuvre suffisante pour pouvoir réagir au coup du sort qui ne manquera pas de survenir. Il me semble que l’on peut en dire autant aujourd’hui des peuples, voire de l’humanité toute entière. Son destin est peut-être conditionné par les données de la géographie, de l’histoire et de l’économie mais il n’en est pas moins capable de concevoir des plans et de « prévoir l’imprévisible » de sorte qu’il peut influencer son destin pour une part au moins égale à celle de tous ces « déterminismes » que les philosophies matérialistes nous ont appris à connaître.

3.2. La résurgence du Saint-Laurent et la nation québécoise

C’est dans ce contexte que j’affirme que le destin de la Laurentie est arrivé à un carrefour stratégique important. Commençons par dire quelques mots de son « déterminisme géographique », caractérisé par « l’entaille hydrographique » qui la caractérise et pour laquelle nous sommes réunis aujourd’hui. Si la route maritime du Saint-Laurent demeure importante, son rôle stratégique a diminué avec le déplacement du pôle économique du Canada vers l’Ouest. Par contre, les réserves en eau et en pétrole[11] - deux milliards de barils selon le journal Le Soleil[12] – non encore exploitées devraient rapidement ramener le Saint-Laurent au cœur de la « conflictualité » qui a toujours été l’une de ses caractéristiques géopolitiques. Cette nouvelle source de richesse et de conflictualité aura certainement une dimension planétaire puisque les deux richesses dont nous parlons ici sont pour l’économie mondiale comme la chair et le sang pour le corps humain : des éléments vitaux.

Le Saint-Laurent représente donc un enjeu vital pour le monde de demain. Ces prémisses étant posées, que peut bien signifier la reconnaissance du Québec comme nation par le gouvernement canadien du point de vue de la philosophie politique ? Je souligne ici le mot philosophie car je n’ai pas l’intention de tirer ici de conclusion de nature politicienne. En clair, il n’est pas question pour moi de prôner une option politique particulière : fédéraliste, souverainiste ou indépendantiste, mais plutôt d’essayer de comprendre une réalité de fait reconnue de tous. Je poursuis. Si le Québec est une nation et que cette nation est assise sur un trésor unique en son genre – on possède parfois du pétrole ou de l’eau en abondance, mais rarement les deux en même temps – que devrait être sa philosophie politique ? Autrement dit, qu’est-ce que les Québécois devraient faire de la part de leur destin – pour suivre Machiavel – qui dépend d’eux ? Au moins deux voies politiques me semblent possibles. La première est la plus simple et peut être aussi la plus sage, du moins à prime abord. Elle consiste à ne rien changer au statut politique actuel et à négocier au cas par cas, et au fur et à mesure que les choses évoluent, des ententes partielles, sans remettre en question les bases du régime constitutionnel en place. La deuxième voie, apparemment plus risquée, mais qu’une portion non négligeable de Québécois semble encore privilégier, consiste à modifier le statut politique du Québec pour en faire un pays distinct du Canada; ou encore une entité souveraine qui pourrait continuer de faire partie du Canada tout en ayant plusieurs attributs normalement reconnus seulement aux pays souverains (la souveraineté-association ou option Lévesque).

La première voie étant la plus simple et la plus connue, autant pour ses avantages indéniables que pour ses inconvénients, puisque c’est celle que nous connaissons depuis plus de cent ans, il n’est pas nécessaire de s’y attarder plus longtemps. Par contre, la deuxième voie, qui n’a jamais été essayée, et qui est dans une certaine impasse depuis la défaite de 1995, est plus intéressante à discuter. Depuis une quarantaine d’année, soit depuis la publication d’Option Québec par René Lévesque, les deux principaux reproches politiques qui ont été fait au projet souverainiste sont : (1) à l’extérieur, que ce projet pourrait dresser le reste du Canada contre le Québec et (2) à l’intérieur, qu’il engendrerait l’instabilité en créant de toutes pièces un nouveau type de régime politique. Pour mitiger ces deux risques politiques les tenants de la thèse souverainiste seraient bien avisés, me semble-t-il, de s’inspirer du principe suivant que je vais expliquer : respecter les traditions politiques québécoises. L’application de ce principe pourrait en effet contribuer à atténuer, voire à réduire à néant, les risques mentionnés plus haut. La clé de voûte de la stabilité politique d’un Québec devenu indépendant serait ironiquement qu’il demeure une monarchie constitutionnelle ! Le régime parlementaire actuel a fait ses preuves, les Québécois le connaissent parfaitement bien et, même s’il est perfectible, il serait prudent de le conserver afin d’assurer à la nation nouvellement souveraine toute la stabilité intérieure nécessaire à ses premiers pas sur la scène internationale. Mais, l’avantage le plus important que pourrait procurer la monarchie constitutionnelle au Québec proviendrait de sa reconnaissance officielle par la couronne britannique et du fait qu’il deviendrait un membre à part entière du Commonwealth. De cette manière la stabilité intérieure et extérieure du Québec serait assurée[13]. Les Québécois pourraient enfin parler franchement de leurs amis Canadiens puisqu’ils feraient réellement partie de la même association d’États. Le Québec serait donc un pays indépendant, mais reconnaîtrait la même autorité supérieure que le Canada. Cette autorité supérieure serait garante de la paix entre les deux nations et de véritables négociations, comme René Lévesque l’aurait peut-être souhaité, pourraient s’enclencher et conduire à une nouvelle définition du Canada comme ensemble d’États associés. Ce qui signifierait que la nation québécoise s’unirait à la nation canadienne dans une fédération d’État indépendants, un peu comme les nations européennes sont unies dans l’Europe actuelle. La souveraineté du Québec serait donc accomplie sans créer de nouvelles divisions.

Il faut bien reconnaître avec Tocqueville que l’histoire du Québec appelle la guérison d’une vieille blessure. À la sortie d’un procès « bilingue » auquel il venait d’assister à Québec et où on ne se comprenait qu’à moitié, il dit à son ami Beaumont : « Je n’ai jamais été plus convaincu qu’en sortant de là que le plus grand et le plus irrémédiable malheur pour un peuple, c’est d’être conquis.[14]» Tocqueville en vint même à penser que ce qui manquait le plus aux Canadiens français, c’était un véritable homme politique qui lutterait sans relâche pour leur indépendance. « Un homme de génie, dit-il, qui comprendrait, sentirait et serait capable de développer les passions nationales du peuple aurait ici un admirable rôle à jouer. » Nous attendons encore cet homme... ou cette femme.

VÉRITÉ – DEVOIR – VAILLANCE


Bibliographie

BELLAVANCE, Marcel. Le Québec au siècle des nationalités. Essai d’histoire comparée. VLB Éditeur, Montréal, 2004
BOIVIN, Simon, « Québec doit exploiter son pétrole, dit Marois », Le Soleil, www.cyberpresse.ca/le-soleil/ , 21 août 2008.
GOBINEAU, Arthur de, Essai sur l’inégalité des races humaines, Œuvres, tome I, édition de Jean Gaulmier, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1983.
IMBEAULT, Marc, « L’exportation des valeurs canadiennes. Réflexion sur la guerre en Afghanistan », www.phigeo.blogspot.com, 2007.
IMBEAULT, Marc, MONTIFROY, Gérard, Géopolitique & Économies : de rivalités économiques en conflits géopolitiques. Frison-Roche, Paris, 1997.
IMBEAULT, Marc, MONTIFROY, Gérard, Géopolitique & Idéologie : des rêves éclatés aux questions du futur. Frison-Roche, Paris, 1996.
IMBEAULT, Marc et TROTTIER, Yves, Limites de la violence, publié en collaboration avec Yves Trottier, Presses de l’Université Laval, Sainte-Foy, 2006.
JARDIN, André, Alexis de Tocqueville 1805-1859, Hachette, Paris, 1984.
LÉVESQUE, René, Option Québec, Éditions de L’Homme, Montréal, 1968.
MARX, Karl, Contribution à la critique de l’économie politique, Les Éditions du Progrès, Moscou, 1978.
MACHIAVEL, Le Prince, dans Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1952.
MACHIAVEL, Le Prince, préface de Raymond Aron, Le Livre de Poche, Paris, 1972. TOCQUEVILLE, Alexis de, Correspondance d'Alexis de Tocqueville et d'Arthur de Gobineau, Œuvres Complètes, tome 9, texte établi et annoté par M. Degros ; introduction par J.-J. Chevallier ; avertissement de J.-P. Mayer, 5e éd., Gallimard, Paris, 1959.
TOCQUEVILLE, Alexis de, De la démocratie en Amérique, édition de A. Jardin, Gallimard, Paris, 1986.

Notes


[1] L’expression a été utilisée au sujet du Québec par l’historien Marcel Bellavance dans Le Québec au siècle des nationalités. Essai d’histoire comparée. VLB Éditeur, Montréal, 2004.
[2] Tocqueville, Alexis de, Correspondance d’Alexis de Tocqueville et d’Arthur de Gobineau, dans Œuvres Complètes, tome IX, édition de J.P. Mayer, Gallimard, 1959.
[3] Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, Œuvres, tome I, édition de Jean Gaulmier, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1983.
[4] Gobineau, Avant-propos de la deuxième édition de l’Essai sur l’inégalité des races humaines de 1877, cité dans Œuvres, tome I, p. 1458.
[5] Par exemple : Charles Dunoyer dans L’Industrie et la Morale dans leur rapports avec la Liberté : « Ce sont les peuples, en thèse générale, qui sont les responsables directs de ce qui se fait dans leur sein », cité en note par Jean Gaulmier, Cf. Essai, p. 1292.
[6] Gobineau, Arthur de, Essai sur l’inégalité des races humaines, Livre I, chapitre IV, dans Œuvres, tome 1, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1983, p.161.
[7] La première édition de l’Essai date de 1853.
[8] Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Les Éditions du Progrès, Moscou, 1978, Préface, p.5-6.
[9] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, 1961, p.33
[10] Ibid.
[11] Sur ce sujet on pourra consulter le texte de ma conférence intitulée « L’exportation des valeurs canadiennes. Réflexion sur la guerre en Afghanistan » et prononcée au Collège militaire royal de Saint-Jean lors du colloque : Le nouveau champs de bataille, en 2007, à l’adresse suivante : www.phigeo.blogspot.com.
[12] Cf. www.cyberpresse.ca/le-Soleil/, le 21 août 2008. [13] Sur la nécessité d’assurer la stabilité intérieure et extérieure de la politique des États qui acquièrent leur indépendance, on pourra lire notre analyse du cas algérien en regard de la révision du statut politique du Québec dans le chapitre intitulé : « Sous le soleil algérien : l’insoutenable violence des extrêmes », Limites de la violence, publié en collaboration avec Yves Trottier, Presses de l’Université Laval, Sainte-Foy, 2006, pp.125-138. [14] Lettre à l’abbé Lesueur, 7 septembre 1831, citée par André Jardin, Alexis de Tocqueville 1805-1859, p.139.

1 juillet 2009

Le leadership éthique du contre-terrorisme

Le leadership éthique du contre-terrorisme
Fédération canadienne des sciences humaines
Université Carleton
Ottawa – Mai 2009
Marc Imbeault
Collège militaire royal de Saint-Jean
Les sociétés occidentales sont engagées depuis le début du XXIe siècle dans un nouveau type de conflit où elles affrontent des organisations et des individus qui ne reculent devant rien pour atteindre leurs fins. Est-ce que la gravité de la situation autorise les leaders occidentaux à utiliser tous les moyens y compris ceux que la morale réprouve ? Et, surtout, est-ce que le lien entre le leadership et l’éthique conserve un sens dans le contexte actuel du contre-terrorisme ? C’est à ce genre de question que ma communication voudrait apporter quelques éléments de réponse.
Cette présentation se divise en trois parties intitulées :
1) La théorie de la guerre juste et le djihad défensif.
2) La morale djihadiste dans l’Appel à la résistance islamique mondiale d’Abu Musad al Souri.
3) L’Énoncé d’éthique et l’éthos militaire canadien.
La première partie de l’exposé présente quelques principes fondamentaux de la philosophie d’inspiration chrétienne et de la philosophie d’inspiration musulmane de la guerre juste. La seconde partie met en lumière un aspect moral de la stratégie présenté récemment par l’un des penseurs les plus éminents du djihadisme et la troisième partie en approfondit le sens en le comparant avec l’éthos militaire canadien, tel qu’il ressort, notamment, de l’Énoncé d’éthique du Ministère de la Défense nationale.


1. La théorie de la guerre juste et le djihad défensif
La théorie de la guerre juste[1] d’inspiration chrétienne enseigne en substance que les guerres devraient être menées essentiellement pour des raisons défensives. Dans une certaine mesure, il en va de même dans la tradition islamique. Il est vrai que l’on trouve aussi, dans les deux traditions, que les guerres peuvent avoir une dimension explicitement religieuse. On parlera alors de guerre sainte ou de djihad. Il est également vrai que le djihad comporte deux dimensions distinctes : le « djihad défensif » et le « djihad offensif ». C’est, comme nous allons le voir, la notion de guerre défensive qui est mise de l’avant par les idéologues djihadistes.
En effet le djihad offensif ne concerne que les gouvernants, auxquels il fait obligation d’étendre l’islam à de nouveaux territoires. Le djihad défensif, au contraire, concerne la protection du territoire déjà conquis et c’est un devoir qui s’impose à tous les musulmans, en tout temps. Il s’agit, aux yeux des penseurs djihadistes, d’une sorte d’impératif catégorique auquel aucun musulman ne peut se dérober. Lorsqu’une terre musulmane est attaquée, sa défense ne concerne d’ailleurs pas uniquement les fidèles qui l’occupaient jusqu’alors mais bien tous leurs coreligionnaires. C’est, en effet, une obligation pour tous les musulmans de se porter à la défense de toute terre musulmane attaquée. L’un des chefs du djihad contre les troupes soviétiques en Afghanistan dans les années 80 résume bien la situation dans le passage suivant :
« Les spécialistes s’entendent pour dire que, quand l’ennemi entre sur une terre islamique, ou sur une terre qui a déjà été islamique dans le passé, les habitants du lieu doivent absolument se lever pour les combattre. Mais s’ils restent à l’arrière, sont incapables, peureux ou en nombre insuffisant, alors cette obligation incombe à ceux qui les entourent. Et si ceux-ci font défaut ou restent à l’arrière, l’obligation passe à ceux qui les entourent, et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’obligation de combattre englobe la terre entière. »
Cheikh Abdullah Yusuf Azzam, “Join the Caravan”, The Canons of Jihad, p. 126. (La traduction est de Claire-Marie Clozel)
On voit bien dans ce passage que de proche en proche c’est toute l’oumma (l’ensemble des croyants) qui est interpellée par le devoir de défendre la terre islamique attaquée. L’appel du Cheikh Azzam est identique à celui lancé par ceux qui réclament l’aide des musulmans du monde entier pour chasser les occupants d’Irak et d’Afghanistan aujourd’hui.
La notion de guerre défensive est au centre du discours des chefs du terrorisme islamique mondial. C’est le point d’ancrage de la justification éthique de leur action. Leur guerre est juste car elle est essentiellement défensive. Elle répond à « quatre-vingt ans » (dixit Ben Laden) d’humiliations continues au Moyen-Orient. Les attentats contre l’Amérique et contre l’Occident sont donc entièrement justifiés. Dans la rhétorique de Ben Laden et de ses alliés, les quelques milliers de victimes causés par les attentats de New York, Londre et Madrid sont, en réalité, peu de chose en comparaison des millions de victimes des attaques de l’Occident contre les musulmans.
2. La morale djihadiste dans l’Appel à la résistance islamique mondiale d’Abu Musad al Souri.
L’homme connu sous le nom d’Abu Musad al Souri – de son vrai nom Mustafa bin Abd-Qadir Setmariam Nasar – est né à Alep, en Syrie, en 1958 et s’est impliqué dans le mouvement djihadiste à plusieurs niveaux : comme combattant, comme historien, comme professeur – notamment à distance – et comme stratège. Dans la mesure où il est à la fois un homme d’action et un intellectuel, il peut se comparer aux officiers de haut rang des armées occidentales. Dans la trame de ses écrits théoriques se décèle une conscience aiguë du sens de l’histoire. Il connaît sur le bout des doigts celle du djihad et il en fait voir clairement la logique et les développements, autant dans ses écrits que dans ses cours. Il éclaire toutes les erreurs faites dans le passé et suggère des moyens concrets de ne pas les répéter. Nous devons humblement reconnaître que cela est une de ses plus grandes forces. Finalement, il fait preuve d’une imagination exceptionnelle, dont il fait une arme à la fois fascinante et terrible. Il est en effet soupçonné d’avoir inspiré les responsables de l’attentat de Madrid, qui a fait presque deux cents morts, ainsi que l’assassin de Théo Van Gogh en Hollande.
Bien qu’il ne soit pas un théologien, le Syrien se réfère souvent au Coran et à l’enseignement du prophète Mahomet. Au cours des trente dernières années, il s’est complètement voué à faire triompher la religion musulmane. Et quoiqu’il soit sûr de la victoire finale, il reconnaît que les ennemis ont un avantage provisoire, causé par les fautes des moudjahidins eux-mêmes et la collaboration de certains régimes musulmans avec l’Occident.
Peu avant son arrestation au Pakistan en 2005, Abu Musad publiait sur Internet un traité de 1600 pages, intitulé Appel à la résistance islamique mondiale. Dans cet ouvrage, il présente l’histoire de la longue conquête du monde par le djihad. Mais la discussion que je voudrais ouvrir maintenant concerne exclusivement la partie de l’œuvre qui traite des dernières années.
Du point de vue d’Al Souri, ce qui caractérise cette période, c’est l’intensification de la guerre contre les musulmans, et cela un peu partout dans le monde. L’attaque du 11 septembre 2001 a été, dit-il, l’occasion de déclencher la plus grande chasse à l’homme de l’histoire. Cette opération d’envergure mondiale a réussi à détruire pratiquement toutes les têtes dirigeantes du djihad, tous les camps d’entraînement et les quartiers généraux. D’après lui toujours, le seul vrai État islamique, l’Afghanistan des talibans, est maintenant occupé et contrôlé par les États-Unis, par l’entremise d’un régime fantoche. En d’autres mots, les victimes de la violence ne sont pas les Occidentaux, mais les musulmans, ce qui les justifie de se défendre eux-mêmes quand ils ont les moyens de le faire, ce qui, selon al Souri, est rare.
En effet, le Syrien voit la situation actuelle comme désespérée. De plus, il affirme que, s’il y a bien plus d’un milliard de musulmans dans le monde, pas plus de quelques milliers sont prêts à combattre pour leur religion. Ayant reconnu ce fait, il poursuit sa démonstration en affirmant que la guerre n’est toutefois pas définitivement perdue, malgré les attaques massives de l’ennemi depuis 2001. Comme vétéran du djihad, il suggère de transmettre son manuel de combat aux nouvelles générations de moudjahidins, afin qu’ils possèdent le moyen de se reconstruire et d’échapper aux agressions de la coalition ennemie.
Voici une brève analyse des fautes qu’il propose de corriger. Abu Musad insiste sur le fait que les djihadistes auraient commis trois sortes d’erreurs :
1) dans la formation et l’idéologie ;
2) dans la structuration et l’organisation ;
3) dans les méthodes d’action et la façon dont elles furent appliquées.
Les premières erreurs ont entraîné du dogmatisme, un esprit de clocher et une ignorance qui ont affecté négativement la cause au point de la paralyser. Ce type d’erreur produit aussi une culture du secret – même si le secret est parfois nécessaire – qui a porté préjudice aux communications et au recrutement. À ces graves inconvénients, il faut ajouter le fait que de nombreux moudjahidins ne reçoivent qu’un entraînement exclusivement militaire, ce qu’al Souri considère comme un grave handicap.
Le second type d’erreurs concerne la structure pyramidale de l’organisation terroriste. Dans ce contexte, la chaîne du commandement est parfaitement claire, mais il y a une grave faiblesse du côté de la sécurité. Si un membre est arrêté, toute l’organisation est déstabilisée. Al-Souri mentionne, entre autres, l’usage de la torture et des drogues par les services secrets occidentaux et leurs alliés – en Syrie notamment – pour obtenir de l’information. Il conclut que cette organisation pyramidale ne pourra pas résister longtemps à l’offensive menée par l’Ouest depuis 2001.
Le troisième type d’erreurs concerne les méthodes d’action, qui furent marquées par l’amateurisme, l’improvisation et la démagogie.
Mais tandis qu’il analyse les erreurs commises par le mouvement djihadiste, le Syrien soulève à mainte reprise le problème de l’éthique, qui aurait été sa principale faiblesse ces dernières années :
« Les nombreux jeunes musulmans en provenance du peuple et des classes moyennes étaient pleins de zèle, de loyauté et de bons sentiments, mais ils souffraient d’un manque flagrant de connaissance et d’observance religieuses, et ignoraient les règles islamiques en matière de négociation et d’éthique. De plus, les cadres du djihad eux-mêmes souffraient de déficiences dans ces mêmes domaines. L’absence d’un programme de formation adéquat les a conduits à se montrer inflexibles et impitoyables. »
A Terrorist’s Call to Global Djihad, p. 164. (Traduction d’Yvon Paillé et de Claire-Marie Clozel)
En somme, il est inutile d’être débordant de zèle, si on est incapable de discernement – et même de pitié, quand cela est nécessaire. Il continue en ces termes :
« De même, le manque d’éthique a conduit les djihadistes à agir comme une bande de malfaiteurs, et non comme de véritables djihadistes. De plus, la plupart de ces hommes réduisaient la religion musulmane au concept de djihad et oubliaient que l’islam possède d’autres aspects. Ils ont réduit l’islam au combat, et le combat au fait de tirer, oubliant la patience, les préparatifs et la moralité nécessaires. »
Ibid. p. 164. (Traduction d’Yvon Paillé et de Claire-Marie Clozel)
Al-Souri attribue au manque de professionnalisme du mouvement le fait que 80 % de ses chefs ont été arrêtés ou tués après les attaques du 11 septembre et ajoute que l’usage de la violence est devenu une affaire de pure routine, une erreur qu’il décrit de la façon suivante :
« L’adoption d’une attitude intransigeante au cours de récents incidents au sein du jihad où l’on a eu recours à la violence et fait preuve de radicalisme jusque pour régler les questions les plus triviales. »
Ibid. p. 170. (Traduction d’Yvon Paillé et de Claire-Marie Clozel)
Abu Musad remet donc en cause la conception traditionnelle voulant que l’ennemi doive être annihilé à tout prix. Sur ce point il se démarque des autres idéologues du djihad. Il insiste aussi sur l’importance de la morale dans la formation des moudjahidins. Selon lui le recours à la violence est nécessaire, mais ne doit pas devenir une fin en soi. Ce qui la légitime, c’est le but poursuivi, à savoir la victoire finale de l’Islam dans le monde, lequel transcende son moyen, la violence, tout en le justifiant.
3. L’Énoncé d’éthique et l’éthos militaire canadien.
C’est donc, en première approximation, un certain pragmatisme qui caractérise la morale prônée par Abu Musad al Souri aussi bien que par Oussama Ben Laden. Ce pragmatisme enseigne que la fin justifie les moyens et que la violence peut être mise au service d’une cause qui la transcende. Cette cause, dans le cas du djihadisme, c’est l’avènement sur terre de la loi de Dieu, la charia, qui apportera à l’humanité sa vraie libération. En un sens, on peut dire, dans le sillage de Gilles Kepel[2], que l’Islam remplace le communisme dans le discours de la nouvelle avant-garde révolutionnaire.
À ce pragmatisme, l’Amérique de George Bush n’a pu opposer que le sien. Un pragmatisme qui a servi à justifier jusqu’à tout récemment la torture, le militarisme, le mensonge et la désinformation. Il s’agissait de justifier l’usage de tous les moyens au nom de la sécurité de l’Amérique. Dans cette perspective, le principal argument des théoriciens de la morale du contre-terrorisme se résume à ceci : poussé par l’urgence on peut exceptionnellement faire le mal. Si, par exemple, on détient un prisonnier susceptible de fournir une information importante et que le temps presse, on peut le torturer. Sur la base de ce schéma assez simpliste, s’est édifiée toute une littérature de la « bombe sur le point d’exploser ». Dans le monde abstrait des suppositions, il semble évident de justifier la torture de celui qui refuse de communiquer l’information permettant de sauver des vies humaines. Or, ces situations hypothétiques ne correspondent pas à grand chose dans la réalité. L’histoire enseigne au contraire que l’usage de la torture pour combattre le terrorisme n’est efficace qu’à grande échelle et donc sur une base quotidienne. Comme ce fut le cas lors de la bataille d’Alger en 1957[3].
Qu’en est-il du point de vue du leadership et de l’éthique militaire au Canada?
Suite au scandale de la Somalie au milieu des années 90, les Forces canadiennes ont mis en place une série de réformes importantes dans le domaine du leadership et de l’éthique militaire. La première a consisté à rendre ces deux matières indissociables. Le leadership et l’éthique doivent être considérés comme les deux vecteurs d’une même dynamique. L’exercice du leadership dans le respect de certaines valeurs est une condition d’appartenance aux Forces canadiennes.
· Quelles sont ces valeurs ?
· À quel type de leadership se rattachent-elles ?
· Comment peut-on comparer ces valeurs avec celles des djihadistes ?
Voilà les questions auxquelles nous allons tenter d’apporter quelques éléments de réponse pour conclure cet exposé.
Pour ce qui est des valeurs fondamentales des Forces canadiennes, nous nous référerons à l’Énoncé d’éthique du Ministère de la Défense nationale, lequel met de l’avant trois principes fondamentaux :
1. Respecter la dignité de toute personne
2. Servir le Canada avant soi-même
3. Obéir et appuyer l’autorité légale
Ces trois valeurs y sont complétées par six obligations : l’intégrité, la loyauté, le courage, l’honnêteté, l’équité et la responsabilité.
Cette constellation de valeurs ne laisse pas beaucoup de place au froid calcul utilitariste dont nous avons fait mention plus haut. Les cours d’éthique enseigné aux militaires canadiens contiennent des chapitres sur l’utilitarisme, mais cette école de pensée est étudié du point de vue académique et ne correspond pas à une doctrine officielle que les militaires seraient tenus d’appliquer une fois sur le terrain. L’inspiration de l’éthique militaire canadienne est plutôt kantienne et aristotélicienne. De Kant elle reprend le principe suprême énoncé comme suit dans la Métaphysique des mœurs : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen[4]. » D’Aristote, elle reprend l’idée d’une éthique des vertus quelle subordonne à celle des principes[5].
Il n’est donc pas étonnant que le volume intitulé Le leadership dans les Forces canadiennes, Fondements conceptuels[6], expose une conception du leadership basée sur des valeurs. Ce manuel se situe dans le prolongement de réflexions comme celles du major-général Penney qui a fait du leadership éthique une question de confiance au sein des Forces canadiennes. « Dans une société insistant sur la pureté et l’impeccabilité du comportement public et privé de ses chefs, l’officier supérieur qui outrepasse ses droits risque de se heurter au scepticisme, voire au cynisme, de ses subordonnés[7]. » Il est, en effet, difficile d’obtenir le respect de la troupe si les chefs ne donnent pas eux-mêmes l’exemple. Mais, ajoute le général, le plus grave survient lorsque les chefs, par leur comportement inapproprié[8], perdent la confiance de leurs subordonnés. Sur ce point la réflexion du militaire rejoint celle du philosophe – je veux parler de Kant. On se rappellera en effet la réponse de Kant à Benjamin Constant qui l’accusait de prôner un absolutisme impraticable au sujet du devoir de dire la vérité[9]. Le mensonge, avait répondu Kant, sape toujours le lien de confiance qui est à la base des sociétés, quelles que soient les circonstances.
Dans un sens analogue, le leadership d’Oussama Ben Laden repose indéniablement sur le lien de confiance qu’il a su créé en accordant ses paroles avec ses actes[10]. Quelle que soit l’opinion que l’on a sur les unes et les autres, il faut bien reconnaître qu’une analyse du contenu des discours de Ben Laden et de ses actes montre leur grande cohérence[11].
Pour terminer, ajoutons que, quelle que soit l’ampleur de leurs responsabilités dans les divers attentats terroristes des dernières années, il ne faut pas faire l’erreur de croire que Ben Laden et Al Souri ne seraient que des leaders cyniques ou des gangsters qui rechercheraient avant tout la gloire, le pouvoir ou l’argent. Ce sont, si l’on se fie à l’opinion d’un analyste aussi bien informé que Michael Scheuer, ainsi qu’à l’étude du texte d’al Souri, des soldats qui défendent une cause en laquelle ils croient et pour laquelle ils sont prêts à donner leur vie. C’est la raison pour laquelle ils sont si difficiles à vaincre.
Il existe toutefois une différence notable entre l’éthique des Forces canadiennes et celle qui a présidé à l’édiction des règles de la « guerre juste » tant dans le contexte chrétien que musulman, c’est que pour les premières tout être humain mérite d’être respecté en principe quelle que soit sa religion – ou son absence de religion – et ce, même si dans le contexte concret de la guerre ce principe peut être mis à mal. Il s’agit là de ce que l’on pourrait appeler humanisme au sens fort et respecte à la fois la première ligne de l’Énoncé d’éthique, l’essence de la philosophie kantienne et la Déclaration universelle des droits de l’Homme.
Bibliographie

AL SOURI, Abou Musad, A Terrorist’s Call to Global Djihad, USNI Press, 2008.

AZZAM, Cheikh Abdullah Yusuf, “Join the Caravan”, The Canons of Jihad, USNI, 2008.

IMBEAULT, Marc, « Noble Ends », The War on Terror – Ethical Considerations, ch. 5, B. Horn et D. Lagacé-Roy, éditeurs, Presses de l’Académie canadienne de la Défense, Winnipeg, 2008, pp. 97-106.

IMBEAULT, Marc, « La morale du devoir », ch. 5, Philosophie 3, Éthique et politique, publié en collaboration aux Éditions Beauchemin, Montréal, 2008

KANT, Emmanuel, « Fondement de la métaphysique des mœurs », dans Œuvres philosophiques, tome 2, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, p. 250.

KEPEL, Gilles, Terreur et Martyre. Relever le défi de civilisation. Flammarion, Paris, 2008

PENNEY, K.G. « Une question de confiance : l’éthique et la discipline personnelle chez les généraux canadiens » dans La fonction de général et l’art de l’amirauté, ch. 9, édité par B. Horn et S.J. Harris, The Dundurn Group, Toronto, Oxford, 2002, p.163.

SCHEUER, Michael, Imperial Hubris. Why The West Is Losing The War On Terror, Washington, Brassey’s Inc., 2004.
SCHEUER, Michael, Marching Toward Hell. America and Islam after Iraq, Free Press, New York, 2008.
SCHEUER, Michael, Through Our Enemies’ Eyes. Osama bin Laden, Radical Islam, and the Future of America, revised edition, Washington, Potomac Books, 2006.


[1] On trouvera un exposé détaillé de cette théorie dans le manuel Philosophie 3, Éthique et politique, publié en collaboration aux Éditions Beauchemin, Montréal, 2008, p. 288-289.

[2] Cf. KEPEL, Gilles, Terreur et Martyre. Relever le défi de civilisation. Flammarion, Paris, 2008.

[3] On trouvera une analyse complète de ce cas et une réfutation des justifications utilitaristes de la torture basées sur des abstractions dans notre : « Noble Ends », The War on Terror – Ethical Considerations, ch. 5, B. Horn et D. Lagacé-Roy, éditeurs, Presses de l’Académie canadienne de la Défense, Winnipeg, 2008, pp. 97-106.

[4] Emmanuel Kant, « Fondement de la métaphysique des mœurs », dans Œuvres philosophiques, tome 2, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, p. 250.

[5] Si l’on voulait absolument rattacher l’Énoncé d’éthique à une école de philosophie contemporaine, on pourrait peut-être le située dans le prolongement de l’herméneutique philosophique de Paul Ricoeur, notamment de Soi-même comme un autre. Dans cet ouvrage, le philosophe interprète magistralement le sens du mal infligé aux autres comme un mal que l’on s’inflige à soi-même et place ainsi la dignité humaine au cœur de son éthique. Mais le philosophe « adosse2 cet impératif catégorique (du respect de la dignité humaine) à la sagesse des anciens qui fait appel à la pratique quotidienne des vertus et à une certaine ascèse individuelle, marquée par les embûches, les fautes, le repentir et le devenir. Son éthique est donc à la fois une éthique du devoir de type kantien et une éthique des vertus inspirée par Aristote.

[6] Institut de leadership des Forces canadiennes, Le leadership dans les Forces canadiennes, Fondements conceptuels, 2005.

[7] PENNEY, K.G. « Une question de confiance : l’éthique et la discipline personnelle chez les généraux canadiens » dans La fonction de général et l’art de l’amirauté, ch. 9, édité par B. Horn et S.J. Harris, The Dundurn Group, Toronto, Oxford, 2002, p.163.

[8] L’exemple de la Somalie est mentionné, mais aussi celui d’officiers qui ont commis des abus dans d’autres circonstances.

[9] Constant soutenait que l’idée de « devoir » était inséparable de celle de « droit » et qu’il ne saurait y avoir de devoir là où il n’y a pas de droit : dire la vérité ne serait donc un devoir qu’envers ceux qui y ont droit. Ainsi, il n’y aurait pas de faute à mentir à ceux qui voudraient se servir de la vérité pour faire le mal.
[10] On pourrait ajouter, pour employer les termes de la psychologie contemporaine qu’il s’agit d’un leader « transformationnel » : il réussit à transformer de jeunes gens instruits qui auraient pu avoir un bel avenir en missiles humain.
[11] À ce sujet, je renvois le lecteur aux ouvrages de Michael Scheuer, notamment : Imperial Hubris. Why The West Is Losing The War On Terror, Washington, Brassey’s Inc., 2004. Marching Toward Hell. America and Islam after Iraq, Free Press, New York, 2008. Through Our Enemies’ Eyes. Osama bin Laden, Radical Islam, and the Future of America, revised edition, Washington, Potomac Books, 2006.

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